#rectoverso #09 | la piaule, la bouilloire et le nescafé

Dans la chambre de Maribel Torres, il y avait une bouilloire et un pot de Nescafé posé sur la caisse qui faisait table de nuit. Quand elle faisait chauffer l’eau, Maribel Torres faisait sortir les filles du lit. Elle était paniquée à l’idée qu’elles se brûlent et qu’elles soient défigurées comme la fille de Belen Iberia. Du Nescafé, Maribel Torres en buvait toute la journée. La bouilloire servait aussi à faire chauffer l’eau pour la toilette. Maribel Torres mélangeait le fond de la bouilloire à l’eau froide du robinet dans une cuvette. Elle prenait un gant et débarbouillait les filles. Quand elles étaient parties à l’école, elle faisait chauffer une autre bouilloire, buvait deux ou trois verres de Nes puis faisait sa propre toilette. Quinze ans plus tard, dans sa chambre à elle, il y a toujours une bouilloire et un pot de Nescafé. Chaque jour, elle pense à Maribel Torres et à Mariana mais surtout à Maribel Torres. Car la bouilloire et le Nescafé, c’était elle. Depuis qu’elle est en France, elle a passé plus de temps à vivre dans une chambre d’hôtel que dans un appartement. Ellle s’y sent bien, même dans les petites piaules, grandes comme une cellule, ça ne la dépayse pas. Dans les hôtels où elle va la plupart du temps, il n’y a pas de bouilloire dans la chambre mais elle peut en emprunter une à la réception, ou bien on lui donne un pot d’eau chaude. Le bruit de l’eau qui monte en température au contact de la résistance lui rappelle San Pedro, comme l’odeur du Nes. Elle ne le boit pas de suite, jamais. D’abord parce qu’il est trop chaud. Mais aussi parce qu’elle le garde un moment sous le nez, à humer cette odeur qui se mélangeait à celle de la nuit et des corps au matin. La bouilloire, c’est ce qui lui permet de tenir quand elle n’a plus rien à manger. Le Nescafé, toujours, et les nouilles japonaises. Elle a un plan dans les supermarchés asiatiques: 30 paquets de soupes Yum Yum de nouilles instantanées saveur poulet pour 18€. Moins de 2 balles la cup noodles. L’avantage, outre le prix, c’est qu’elle peut les glisser dans son sac quand elle quitte la piaule pour ailleurs (souvent sans savoir pour où).

La journée, il faisait plusieurs descentes à la cave. Il n’allumait pas la lumière, marchait à la lueur offerte par le soupirail. De nuit, il avançait à tâtons jusqu’au cubi de pinard, derrière lequel il planquait son verre. La cave, le cubi, le verre, le triumvirat de son addiction. Le cubi était sensé être la réserve de vin, toujours à température, pour les invités ou les grillades. Il pouvait alors descendre à la cave en fanfare avec une carafe et la remonter pleine d’un blanc sec ou d’un Morgon, sourire aux lèvres et yeux rieurs. Le reste du temps, il y allait seul, secrètement. Il huilait régulièrement les gonds pour éviter que la porte ne grince et descendait de manière à éviter les marches disjointes et sonores. Quand il n’y avait personne à la maison, il pouvait rester un peu, au frais. Il s’enfilait alors deux ou trois verres sans se presser, debout, à regarder le cubi. Quand il y avait quelqu’un à la maison, il descendait vite fait, à pas de loup. Il attendait que sa femme aille aux toilettes ou bien passe l’aspirateur dans une chambre et il y allait. Descente rapide des escaliers, ouverture du cubi dans la pénombre, remplissage du verre bu cul-sec. Un geste vif pour jeter la dernière goutte sur le sol et il glissait son verre derrière le cubi où il ne séchait vraiment jamais.

8 commentaires à propos de “#rectoverso #09 | la piaule, la bouilloire et le nescafé”

  1. Dans vos textes j’aime les noms propres surtout Maribel Torres, ça sonne bien, l’idée de l’alignement à gauche pour le verso (comme une inversion très réussie), et la somme des liquides qui guide comme une rivière le sens des mots. Merci du plaisir éprouvé

    • Merci Pascale pour Maribel Torres qui prend sa place.
      Le jeu des liquides réconfortants est une manière de laisser couler les significations, oui. Quel que soit le réconfort cherché/obtenu.

    • je ne le voyais pas angoissant, mais je comprends qu’il soit lu comme ça
      merci du retour

  2. (l’avantage aussi de pouvoir mettre des aliments dans un sac c’est qu’en passant devant le (ou la) concierge de l’hôtel (on n’a pas le droit d’y cuisiner quoi que ce soit) il (ou elle) n’a rien à dire qu’à la fermer) (je me souviens du petit réchaud électrique de ma tante (qui vivait à l’hôtel depuis 48) sept centimètres de diamètre, elle y posait son bidule turc à long manche pour y faire chauffer l’eau pour le thé)

    • Merci Piero pour cette anecdote. Ca me rappelle aussi les résistances qui se plongent directement dans la tasse ou le bol

  3. Morgon, sourire aux lèvres et yeux rieurs. Comment ne pas s’arrêter et laisser trace ?

  4. Oui l’eau, faire chauffer de l’eau qd on est seul ( e) quelque part … un geste qui en dit long et d’ailleurs ce texte sur la bouillotte me fait penser que je ne sais plus où j’ai mis la résistance dans sa petite trousse en plastique qui m’accompagnait souvent… Merci de remonter le temps de faire remonter des images des sensations …