#rectoverso #06 | Peler les morts

RECTO

Non. Je ne pars pas en voyage. Pourquoi faire ? On me paierait le voyage, je ne voudrais pas. Aller où de toute façon ? Dans un endroit où je ne connais personne, où je doive demander mon chemin ou fixer mon portable pour retrouver l’hôtel, et m’affaler sur le lit après une journée à observer des choses que je ne reverrai jamais. Épuisé pour rien. Non merci. absurde.
« Le monde est fou » m’a dit le ramoneur, hier, pendant qu’il aspirait la suie dans mon conduit de cheminée. « Un homme est mort sous un drapeau à côté du pont, on ne sait pas pourquoi. Il est tombé à l’eau. » «Un homme est mort ?  « Qui c’est ? » je demande. « Un homme, on ne sait pas plus. » Mais ça ne me suffit pas moi, quelqu’un en sait plus, il avait bien un nom ce bonhomme-là, un prénom c’est certain, il avait une mère, dans notre petite ville tout le monde connaît tout le monde, on se tient les uns aux autres par un fil, je n’ignore personne par ce fin brin, ce presque rien, même ceux qui me sont inconnus me sont reliés. Le ramoneur ramone, moi je téléphone. Allô maman, il y a un homme qui est mort, elle ne répond pas, c’est mercredi après-midi, elle est parti à son club de Scrabble. Combien de points rapporte le mot Ramoneur ? Pas assez ! Je suis contrarié, et le branleur de conduit est muet à présent, il me regarde en coin, je le regarde de travers, je n’aime pas qu’on ne soutienne pas les conversations, même quand il s’agit de petits riens, les inconséquents qui parlent de la pluie et du beau temps pour tourner court après un bulletin sommaire, incapable de correspondances avec les années précédentes ou la dérive des continents ou des faits historiques comme Napoléon et la retraite de Russie, ça m’exaspère. Je ne suis pas d’un naturel désagréable, je n’apprécie pas les prudents peureux, les bravaches à l’imagination stériles, les costauds petits bras, et mon ramoneur a une grande gueule de façade. Neuf points pour huit lettres utilisées, un gâchis stratégique mon doudou dirait maman.
La semaine dernière, salle d’attente du dentiste, je discute avec un homme qui se plaint des incendies de forêt, à la Teste de Buch, il a travaillé à l’ONF, c’est un problème majeur me dit-il, l’aveuglement des politiques sur les enjeux de la forêt. Les bureaucrates, ingénieurs des Ponts et Chaussées, ne mettent plus jamais les pieds en forêt. Quel sens cela-a-t-il ? Il ne reste plus que huit milles agents forestiers et trente huit se sont suicidés depuis 2005. Il me raconte l’évolution de la forêt depuis l’instauration du code forestier en 1827 et la suppression progressive de l’agriculture forestière réglementée par l’ordonnance de 1669. Je savoure ce mouvement dans l’espace-temps conduit par les paroles de ce passionné mais perturbé par le balancier régulier de trente huit corps en costumes de l’office national verts feuillus pendus aux arbres d’une forêt ancienne…
« Quel est le sens de tout cela ? Pardon ? »
« Quel est le sens ? » Répète-t-il, me tirant de ma rêverie morbide. Voilà un malin qui ne croit pas avoir tout compris. Il me regarde. Il attend une réponse. Mon cher amoureux sylvestre, je ne sais pas si c’est vraiment le moment de parler métaphysique, entre une pose de couronne et un détartrage. « Suivant » s’écrie l’assistante dentaire me désignant de son sourire féroce. Je ne réponds jamais au cœur du danger, de même que je n’écris pas comme papy qui tenait son journal entre deux mitrailles et la mort de ses compagnons d’armes, il me faut du calme et de la sérénité.
Assourdissants, les étourneaux me surprennent, avenue François Villon, à la sortie du cabinet dentaire, la bouche molle et anesthésiée. Il est 18h30, tout change au-dessus de l’avenue, l’air sature, les arbres bruissent, d’une porte cochère sort un homme exaspéré, il allume un énorme pétard. Scène de guerre, la nuée criarde s’envolent et dessine dans l’air un visage sans chair, un crâne qui ricane au-dessus de nos têtes.
A l’agence de voyage où je travaille, on annule tout les vols en partance pour la Cisjordanie, le seul voyage que je supportais de vendre sans grimace. Les oreilles bourdonnent, un vertige me prend, quand un couple de sexagénaire me demandent deux billets pour le plus gros bateau de croisière du monde, je perds pieds, deviens pâle comme la tombe d’albâtre d’Alexandre le Grand (comme ça que je l’imagine). Pris d’un bégaiement intempestif, oublié depuis la fin de l’enfance, je leur propose en trébuchant sur les syllabes, un voyage à Montargis, la Venise du Gâtinais où l’on peut admirer des lavoirs centenaires, en glissant sur des barques en bois de sorbier de l’oiseleur. C’est à leur tour de grimacer, et l’homme au cheveu trop blanc pour être honnête, commence à me sermonner de toute la morgue de sa certitude d’ancien brigadier chef, au service de l’ordre et de la propreté du monde. Il en appelle à mon sens du voyage et mon respect de la liberté d’autrui. Je garde mon sang-froid : « non je ne pars jamais en voyage. Pourquoi faire ? ». «  ceci explique votre manque d’ouverture d’esprit. » me rétorque-t-il tous les deux, satisfait de leur répartie. Je sens des coulées de lave se déverser dans mon foie. « Je vais vous vendre ses deux billets. Et je souhaite que vous mourriez au cours de cette croisière, dans un naufrage pire que celui du Titanic et que vos enfants, probablement débiles, meurent eux aussi écraser par un Caterpillar de chantier. D’ailleurs pour être sûr que cette prophétie se réalise, je m’en vais prendre moi aussi une place dans cet affreux Jupiter des mers – nom du bateau- et le dynamiter au large des caraïbes. Afin de pouvoir jouir de votre noyade ». Les deux guignols hurlent au scandale, demande à voir mon responsable. Je ferme les yeux et crie moi aussi que je veux être extrait de cet enfer, que l’on me ramène vers l’arrière, au calme, dans un hôpital de campagne, au milieu d’une forêt de feuillu, à côté d’un vallon où serpente une rivière. Noir.
Comment dire ? Voilà, cela serait mon désir secret, devenir fou pour échapper à ce travail et à ce monde.


VERSO

J’ai pris cette habitude d’un autre temps : lire la chronique nécrologique dans le journal local. C’est pour moi un exercice d’imagination vivifiant. Dès que le week-end arrive, je cherche avec application, la petite page où les familles annoncent le départ de leur proche. Je rêve sur les noms inconnus, j’imagine les familles éplorées, affairées à préparer les obsèques, en discussion avec le prêtre ou les pompes funèbres, se déchirant autour de l’héritage, et les pleurs, les rivières de larmes sur le visage des femmes et les petits larmes que les hommes contiennent à grand peine, ou bien je vois cet homme qui hurle au milieu de l’église, qui appelle son fils, lui demande pourquoi il est parti si vite, si brutalement, il s’agenouille face à la grande porte de l’église ouverte sur la rue, la lumière va avaler le cercueil, c’est la fin, le corps va bientôt migrer vers les obscurités terrestres et il crie : « Pourquoi ? » effort pour retenir encore un instant ce fils chéri, il regrette les petites affections qu’il ne lui a pas donné, tous les mots doux qui sont restés dans sa gorge, il pleure, les mots sont partis, on vient le saisir doucement par l’épaule, le relever, la bienséance reprend ses droits, il s’assied et son squelette s’effondre en lui, il semble avoir perdu toute substance, sa peau est un habit vide. Bouzanquet Emilie. Tiens ce nom-là je le connais. c’est la femme de l’ancien pâtissier de la place Mistral. Une femme au teint de lait, qui savait vous offrir des mots pétillants en vous tendant les macarons, les baba au rhum, les fraisiers, les fondants au chocolat. Que s’est-il passé ? J’ai envie d’appeler mon cousin Damien, il connaît son mari, ils étaient ensemble à l’école. Est-ce que lui n’était pas un peu tyrannique ? La pauvre, elle a dû souffrir avec ce psychopathe. Comment une femme aussi vivante a-t-elle pu mourir ? La pétillance n’a jamais empêché le trépas ? C’est ma faiblesse. J’imagine que si la vie est bien cultivée, on peut repousser la mort jusqu’à 100 ans. Le pâtissier a dû la martyriser à coup de rouleau après une dispute violente. Une femme merveilleuse vraiment, comment peut-on ? Son mari et ses enfants ont le regret de vous annoncer… J’espère qu’il regrette son geste mais il est trop tard. Je m’emporte. Je divague. A la mairie, où j’ai commencé ma carrière, on me l’a beaucoup reproché. J’étais au service de l’enregistrement des naissances et des décès, je m’occupais aussi l’après-midi de l’accueil administratif des citoyens. « Tu reviens quand ? » me demandait ma cheffe de service. « Ça nous arrangerait que tu restes là quand tu es en service. » ou bien « Lazare, nous ferais-tu l’honneur de revenir parmi nous, pauvres mortel. » Je l’aimais bien, mais elle est parti avec un marin d’eau douce en direction des îles grecques, comme dans les livres à l’eau de rose. On ne l’a jamais revu. Aspirée par l’horizon et les eaux. Après ça, je n’avais plus le coeur à l’ouvrage, j’ai préféré saper mon travail. Le travail est un calvaire pour l’homme libre, il faut le maintenir à distance. La vraie vie est ailleurs. Mais l’argent est ici.
les dimanches après-midi, les morts, ils viennent, tous seuls ; ils ont plus d’espace, ils attendent que les gens se retirent chez eux. C’est le moment où je sors. Je traverse la place Lazare Carnot à grandes enjambées les aspirant dans mon sillage, ils tourbillonnent derrière moi. Je m’assied sur le banc au pied du vieux tilleul, ils s’approchent doucement, ils tremblent comme ce trouble de l’air que provoque une surface chauffé par le soleil. Ça me fait rire. Parfois je traverse et rien ne se passe, je continue et j’entre dans le cinéma. Il pleut.
La première fois, c’était à la bibliothèque municipale pendant les années de lycée. On montait sur des échelles pour attraper la divine comédie, le plancher craquait sous nos pas, ça sentait la cire… elle s’était installée jambes pendantes sur le luminaire au-dessus de la table d’études ou j’apprenais Appolinaire. Sous le pont Mirabeau coule la Seine et nos amours faut-il qu’il m’en souvienne. Elle était bien en chair pour une petite morte, et elle balançait les jambes du haut de sa balançoire de circonstances. Évaporée l’instant d’après, chassée par la bibliothécaire qui roulait son petit chariot bleu. Il était resté dans l’air une trace, l’odeur de la Naphtaline que Maman mettait dans les armoires du grenier.
Souvent, je suis assis à la table de la cuisine, et dans la cour, ils arrivent par la bouche d’évacuation des eaux, et après ils sont là minuscules s’ils veulent se faire discret, ils s’installent dans les coins comme des petites poussières, alors je peux lire doucement le recueil de poème d’un ami mais si je suis plongé dans des mots croisés, ils viennent me souffler les réponses, dans une langue étrangère la plupart du temps et je dois abandonner la partie. Il arrive aussi qu’un seul arrive par la fenêtre ouverte et occupe la moitié de la pièce. Je me mets alors à siffloter, un air inconnu, complexe, à la manière d’un compositeur et les voisins me disent « tiens tu es de bonne humeur ». Évidemment, j’ai de la visite.
Mon grand-père était rebouteux, il marmonnait souvent des formules quand il soignait dans son petit salon de campagne, il continuait quand les gens étaient partis, prétextant qu’il fallait éloigner les Autres qu’ils avaient amener avec eux. En définitive me disait-il, tout l’art du sorcier est de retenir ces Autres qui collent à l’ombre des malheureux (comme ça qu’il appelait les malades), et de les perdre ensuite dans des conversations qui n’ont ni queue ni tête jusqu’à ce qu’ils retournent dans l’obscur véhiculé par un arbre. Un précepte qu’il semblait appliquer aussi rigoureusement avec tous les opportuns bien vivant qu’ils croisaient dans la vie.