Ce bis est une compactification de l'original. La conséquence ? L'élan de chaque proposition invoque la prochaine, tout se résume —résume ? — en deux phrases.
RECTO
Il avait laissé les deux bouteilles de vin blanc sur la marche du perron, comme une offrande ou une précaution, un geste ancien dont j’aurais dû comprendre immédiatement le sens si je n’avais pas été, à ce moment précis, absorbé par la façon qu’avait le jour de tomber sur la pierre de l’église, en face, celle où je joue seul, à l’heure où l’air devient lourd, une heure sans contours où les murs résonnent autrement, plus bas, comme si la lumière y vibrait encore, et c’est là, depuis la fenêtre de ma chambre, que je l’ai vu, assis contre le muret, les jambes repliées comme un adolescent ou un homme las de marcher, les bras autour de ses genoux, immobile, pas en attente, non, mais dans une forme de présence suspendue, absolument là et pourtant ailleurs, ailleurs dans le temps, dans une autre durée que la mienne, et j’ai tout de suite pensé qu’il avait l’air de sortir d’un lieu que je ne connais pas, ou que j’ai peut-être oublié, un lieu d’avant, un lieu d’après, quelque chose d’éternel dans ce visage qui ne cherchait pas à séduire mais à durer, et nous ne nous étions parlé que deux fois, des phrases courtes, presque anodines, sauf que rien chez lui ne l’était vraiment, et la première fois il m’avait demandé si je connaissais Huysmans, ce nom lâché sans suite dans une fin d’après-midi où il faisait trop chaud pour penser clairement, et la deuxième fois il avait dit qu’il aimait les lieux figés, les stations balnéaires hors saison, les hôtels fermés, les esprits qui tournent en rond, et c’était dit comme une évidence, pas comme une confidence, comme si ces espaces vides avaient été ses seuls véritables compagnons, et ce n’était pas de la tristesse, ce qu’il portait là, mais une forme de décalage avec tout ce qui va trop vite, une lenteur intérieure, presque un refus d’avancer pour ne pas déranger le silence des choses, et je l’ai fait entrer, sans dire un mot, sans m’expliquer, et lui non plus n’a rien dit, il a traversé le seuil comme on passe d’un monde à l’autre, avec cette retenue étrange qui me donnait l’impression qu’il ne touchait pas vraiment le sol, et dans la chambre nous n’avons pas allumé la lumière, parce qu’il y avait la lune qui entrait par la vitre, ce halo pâle qui glissait sur le piano et les livres, et il a posé une main sur les touches sans jouer, simplement comme on touche un corps vivant, un objet sacré, une respiration ancienne, et les notes n’étaient pas des notes, mais des souffles, des restes d’harmonies, des échos de quelque chose d’à peine prononcé, et je l’ai regardé sans le fixer, comme on regarde un feu sans vouloir qu’il s’éteigne, puis j’ai pris une bouteille, l’ai ouverte avec le vieux tire-bouchon rouillé de mon père, celui qui fait toujours un bruit sec comme un craquement de meuble ancien, et nous avons bu debout, côte à côte, sans nous effleurer, en silence, le vin était tiède, presque fade, mais il avait ce goût des choses vraies, un goût de pluie et de peau, et je lui ai parlé de l’orgue, de ce que je joue quand le soleil descend, quand les voûtes changent de couleur, et il m’a demandé si je chantais, et j’ai dit que je fredonnais, parfois, presque sans y penser, une voix basse, pour accompagner les accords, et il a hoché la tête avec cette manière de donner son accord à ce qu’on ne lui demande pas, comme s’il reconnaissait quelque chose de lui dans ce détail, puis il s’est allongé sur le lit sans rien dire, sans me regarder, sans attendre, et j’ai tiré le rideau mais pas jusqu’au bout, laissant le clair de lune tracer sa route sur le plancher, sur les draps, sur son épaule, et il m’a tendu la main, ce geste si simple et si ancien qu’il m’a semblé ouvrir une porte plus qu’il n’appelait une étreinte, et ce n’était pas un geste amoureux, non, c’était un passage, une transmission, et dans cette main tendue j’ai reconnu quelque chose d’un père, d’un frère, d’un ange même, ou d’un souvenir que je n’avais pas encore vécu, puis il est resté là, le corps paisible, sans attente, et j’ai senti que le temps s’était retiré, que nous étions ailleurs, dans une chambre défaite du monde, où rien ne devait arriver et où pourtant tout était déjà là, et le matin, il est parti sans un mot, sans un regard, il a simplement traversé la rue, les portes de l’église s’ouvraient lentement, et j’ai cru entendre une note, une seule, une touche restée enfoncée sur le clavier, comme un souffle qu’on oublie d’expirer, et il était déjà loin, mais sa silhouette est restée sur la vitre jusqu’au soir, dessinée dans la buée, dans la lumière, dans un temps que je ne peux plus nommer.
VERSO
Je crois que c’est la lumière qui m’a fait entrer, pas la lumière d’un salon ou d’un lampadaire mais cette clarté étrange, presque spectrale, qui venait de la fenêtre du premier étage, une lumière bleue et blanche, mouvante comme l’eau d’un vitrail ou la respiration d’une bougie derrière un rideau trop fin, et c’est cette lumière-là, incertaine, vacillante, qui m’a arrêté devant la maison, cette maison blanche et haute, juste en face de l’église, avec ses volets toujours ouverts comme s’ils attendaient quelque chose ou quelqu’un, et j’ai posé les bouteilles sur les marches, non pas pour qu’il les voie, mais parce que je savais qu’il me verrait moi, que ma présence ferait assez de bruit dans le silence pour l’atteindre, et je suis resté là, contre le muret, les jambes pliées sous moi, à regarder l’église sans vraiment la voir, à laisser les pierres me traverser comme on se laisse traverser par un souvenir qu’on ne comprend pas encore, et c’est là que je l’ai senti, pas vu, senti, derrière la vitre, derrière le rideau, une présence fine, tendue, presque musicale, et quand il m’a ouvert, il n’a rien dit, il s’est écarté lentement, comme on ouvre la porte d’un lieu fragile ou sacré, et dans la chambre il y avait un piano contre le mur, pas d’objets inutiles, rien que l’essentiel, quelques partitions usées, des livres posés à plat, une boîte en fer rouillée sur une table, et lui, debout, sans poser de questions, sans avoir besoin de mots, m’a regardé à peine, et moi j’ai posé les doigts sur les touches, non pour jouer, mais pour sentir, comme on effleure une surface chaude pour vérifier qu’elle respire encore, et il n’y eut pas de musique, juste un souffle, un accord suspendu, une note tenue comme une phrase qu’on retient pour ne pas la dire trop vite, et alors il a ouvert une bouteille, nous avons bu debout, à la fenêtre, et le vin blanc était tiède, mais j’aimais ça, j’aimais ce goût d’abandon et d’heure oubliée, et il a parlé de Bach, du contrepoint, de la manière dont les voix s’enlacent, se fuient, se cherchent, et même si je ne comprenais pas tout, sa voix suffisait, sa voix me suffisait, elle avait cette douceur grave des orages qu’on n’entend pas encore mais qu’on devine dans l’air, et puis je me suis allongé sur le lit, sans provocation, sans attente, juste parce que c’était là, parce que son silence m’y autorisait, et il m’a regardé longtemps avant d’éteindre, pas avec désir, mais avec une attention lente, profonde, qui m’a fait frémir plus que s’il m’avait touché, et ce n’est qu’après, beaucoup plus tard, qu’il a posé une main, très doucement, comme on effleure un objet qu’on a aimé sans jamais oser le dire, et je n’ai pas eu peur, parce que tout était calme, retenu, clair, et le matin je suis parti tôt, la rue était vide, blanche de silence, l’église venait d’ouvrir, j’ai hésité à entrer, à franchir ce seuil qu’il m’avait désigné sans me le nommer, et j’ai regardé par la porte entrouverte, j’ai vu les tuyaux de l’orgue qui luisaient dans la pénombre comme un organe vivant, et j’ai cru entendre un fredonnement, quelque chose de ténu, de fragile, mais peut-être que ce n’était rien, ou alors c’était moi, un reste de moi qui continuait de résonner dans le silence.
oui, vraiment, de mon côté c’est sans appel… pour le texte lui-même, mais en tant qu’il peut appeler construction après ou autour… merci
merci surtout pour la suggestion !