Quand sa main saisit mon poignet – katate dori – la peau légèrement rugueuse de sa paume me surprend toujours. Si je laisse sa saisie s’installer un peu, ce contact imprime dans mon corps un souvenir inclassable. Je crois percevoir au creux de sa main une dureté et une force que son attitude de pratiquant dément. Tout en lui exprime la retenue, le respect, la gentillesse. Il salue en s’inclinant modestement comme s’il voulait faire oublier sa beauté trop flagrante. Du reste, quand nous pratiquons l’un avec l’autre j’oublie vite la sensation de sa main. Il y a une telle fluidité dans ses mouvements, nos gestes s’accordent au millimètre, à la fraction de seconde près. Nous évoluons ensemble. Awase. Parfois nous rions de cet accord. Dans les vestiaires j’admire l’élégance de son corps, cette grâce dans laquelle il m’aspire tout en sachant que s’il se dit parfois que nous nous ressemblons, lui restera toujours plus grand, plus brun, plus beau que moi. Je ne le jalouse pas. Je suis heureux de tous ces moments que nous partageons, au dojo, au bar ou sur les bords inondés de la rivière. J’aime notre complicité née comme d’un coup de foudre dans ce vieux train. Tout s’est passé si vite. Lui fumait dans le couloir, vitre abaissée, quand je suis sorti de mon compartiment pour fumer aussi et le contrôleur est passé à ce moment-là en râlant contre la fumée qui était rabattue à l’intérieur du train par le vent ou par la vitesse. Mais sans nous demander d’éteindre notre cigarette. Il avait pitié de notre addiction. Le voyage était long, il y avait encore trois heures à tenir avant la prochaine gare. Quelque chose dans sa stature de contrôleur, dans le débit de ses paroles nous a fait rire. J’ai aimé son rire, ses yeux plissés, le petit geste qu’il faisait avec la main qui tenait la cigarette. Il avait l’air d’éprouver aussi de la sympathie pour moi quand il m’a tendu la main en disant Rod comme si ça expliquait tout. Je pensais alors que notre rencontre était fortuite, je saurais plus tard qu’elle ne devait rien au hasard, que nous avions été envoyés l’un et l’autre pour faire ensemble ce travail délicat.
Si je l’ai identifié dès qu’il est sorti de son compartiment, l’expression de son visage m’a tout de même surpris. Tellement plus vivante, plus chaleureuse que sur les photos du service où nous essayons pourtant de capter la physionomie la plus réaliste qui soit de nos agents, loin des froides photos d’identité exigées pour les documents officiels. Oui il était vivant, il était chaleureux et nous avons vite sympathisé, accoudés l’un à côté de l’autre à la fenêtre du wagon où la fumée de nos cigarettes revenait régulièrement envelopper nos visages. J’étais content de n’avoir rien eu à forcer pour établir le contact. Maintenant que nous sommes immobilisés pour deux mois au moins dans l’oblast d’Astrakhan, il n’y a rien d’autre à faire que de cultiver soigneusement ce début d’amitié. Je ne sais presque rien de son passé. Comme moi il est expert dans l’art d’esquiver les questions qui mèneraient à des confidences trop personnelles. Il les élude avec charme. C’est un homme amical, extrêmement séduisant. Il boit avec sérieux. Dans son ivresse, il réussit à s’épancher sans se dévoiler. C’est plutôt moi qui ai failli craqué un soir, il y a dix jours. Après avoir dîné, nous sommes allés ensemble au Bar des Loutres, en surplomb de la rivière. Ce soir-là, je ne sais pas pourquoi, j’ai bu plus que d’habitude. Ma tête tournait mais je ne disais rien. Il y avait dans ses yeux qui m’observaient, dans l’ouverture de son corps une présence si simple, si forte, que j’ai failli tout lâcher, faire craquer mon armure, balancer tous mes ratages et surtout lui avouer lui avouer quoi ? Je me suis arrêté à temps en comprenant qu’il ne se confierait sans doute pas plus si je le faisais d’abord moi-même. Il m’a soutenu pour m’aider à rentrer, je m’appuyais contre son épaule et ne sentais même pas le froid quand nous avons longé la rivière. J’ai dormi presque une journée entière. Il n’a fait aucune allusion à mon ivresse quand nous nous sommes retrouvés au dojo. Finalement c’est sur le tatami que je le perçois le mieux. J’aime pratiquer avec lui, c’est un uke exigeant et généreux. Il s’engage pleinement dans ses attaques et reçoit mes techniques avec souplesse. Il chute et se relève d’un même mouvement. Il est endurant, rarement essoufflé. Je crois que si l’affaire devait mal tourner, je n’aurais pas le dessus. En tout cas, pas à mains nues.
katate dori, awase et uke sont des termes japonais utilisés notamment en aïkido et qui signifient respectivement (et sommairement) : saisie par le poignet pour le premier, le fait de s’harmoniser avec l’autre, d’être ensemble pour le second, et enfin le ou la partenaire, celui ou celle qui reçoit
la technique
L’atmosphère est prenante comme la fumée des cigarettes, et ce réglage des distances-confidences embarque. Merci !
Merci Anne pour votre lecture et votre message.
Merci Murielle pour ce texte d’une ambiguïté délicieuse, et d’une grande grande délicatesse dans sa retenue constante. Lire la suite…
Merci beaucoup Michael pour votre retour. Effectivement il y a une grande ambiguïté entre ces deux personnages, ambiguïté que je vais continuer à creuser