
Recto Les chambres où elle a dormi.
La première chose à considérer, c’est la chambre. Les chambres, devrais-je dire. Les chambres où elle a dormi. Celle de la rue Cuvier, le tapis de laine blanc sale et la tête de lit en bois de palissandre devenue plus sombre à l’endroit où le sommet de son crâne touchait. L’odeur d’acétone qui flottait là-dedans. Ce jus écœurant. La gare des Brotteaux où le TGV s’arrêtait alors. La couleur orange de son nez carré. La Génération Mitterrand. Les surgelés décongelés. Les dosettes de vin blanc cachées derrière les assiettes. 1981 : le début de la fin. La deuxième c’est la chambre de la rue Oswaldo Cruz toute tendue de draps bleu noir. La chambre des gémissements. Les années Grunge. Le treillis en lambeaux. Le père toujours au boulot. Et cette solitude, chaque jour. La troisième, c’est la chambre de la cour des Ecuries. La chambre de l’effondrement. Le matelas souillé de brûlures de cigarette, de pisse et de merde. Irrécupérable. Ça tient quand même presque 15 ans. Les os brisés. La poubelle en feu. La dernière chambre — du moins la dernière où je l’ai vue en vie — c’est celle de la rue d’Hauteville. Une chambre d’hôpital, nue et fonctionnelle. Un lit métallique. Un mur couleur coquille d’œuf. Une table de chevet. Des cigarettes, un journal froissé. Trois cartes postales, dont une — celle du dernier tableau d’ Hopper, chambre vide noyée de soleil — qui servit de prétexte à notre ultime face à face.
Verso Madame Victime
Raconter ma vie ? Difficile.
Beaucoup de souvenirs, mais pas de fil.
Parfois ça cale. Ça s’enlise – attirée par le fond.
Ton pretium doloris vaut son pesant de cacahuètes, dit Madame Victime
Vas-y, plonge ou dégage. Va voir ailleurs.
Pourquoi s’acharner à raconter ma vie, repète Madame Victime.
Que cherches-tu ? Des réponses ? Tu n’en auras pas.
Il n’y aura aucune réponse. Vraiment ?
Tu veux me préparer un mausolée. Sceller une pierre tombale sur cette ruine. Clore le débat.
Une bonne fois pour toutes.
C’est naïf, dit Madame Victime.
Tâche d’ouvrir le champ du récit.
Ce serait plus intéressant. Raconter l’époque. Lyon à l’orée des années 80.
Ça nous changerait de tes souvenirs de petite bourgeoise privilégiée, qui a eu le malheur (quel malheur ! quelle chance, tu veux dire) d’avoir une mère folle et alcoolique.
Arrête de gémir, dit Madame Victime. C’est moi la Victime. Ce sera toujours moi.
Tu ne pourras pas me voler la vedette.
C’était ça ton intention ? Faire ton intéressante. Pour une fois être au centre de l’attention?
Oui. Et non.
Sois honnête.
Oui, dans un sens. Parce que je voulais dire ce que j’avais vécu. Que moi aussi, j’ai souffert.
Non, parce qu’il est clair pour moi que nos souffrances ne sont pas concurrentes. Je ne les compare pas. Je suis une simple victime collatérale. Je veux aussi te montrer, Madame Victime, que j’ai compris des choses. Après. Je veux me dédouaner de ce que je n’ai pas compris avant. De ce que j’ai été aveugle.
Même si j’ai aussi voulu, éperdument, te sauver. Et que je me suis plantée.
Oui, tu t’es plantée, dit Madame Victime.
Je me suis vautrée certes mais pas totalement.
J’ai changé de champ de bataille.
Et sur ce nouveau terrain, je crois que j’ai réussi à aider des gens.
Des gens ? Quels gens ? C’est quoi cette idée ridicule d’« aider les gens », dit Madame Victime. Quelle bien-pensance ! Tu n’iras pas loin avec tes bons sentiments.
C’est une raison bien minable de raconter ma vie.
Oui. Je m’en rends compte. Mais que faire ?
À toi de voir, dit Madame Victime. C’est toi qui écris.