c’est une photographie. Un filet d’eau serpente en contrebas de la petite fontaine où les enfants viennent se laver les mains, boire dans leurs mains disposées en creux comme si une écuelle apparaissait au bout de leurs bras fins et fragiles comme des tiges de sureau. Et l’eau qui s’échappe en filet et se transforme en serpent en se mélangeant à la terre noire. Au-dessus de la fontaine, de celles qu’on actionne en tournant un pignon fixé sur un disque en laiton avec toute la force requise pour que l’élan dure assez longtemps et qu’un peu d’eau coule dans l’écuelle de mains, un grand marronnier dort de toute l’étendue de son ombre. Oasis recréée dans le fragment de nature que la ville abandonne, cœur de parc verdoyant émergeant de l’activité urbaine et grisâtre de l’homme-marionnette esseulé. Touche de nature éphémère volée au béton des cuirasses, décalcomanie usée par la fumée noire des pots d’échappement.
L’œil cherche dans l’image le mouvement qui n’existe pas. Tout est arrêté. Figé. Il parcourt le serpent d’eau, le remonte jusqu’aux mains des enfants desquelles quelques gouttes en tâches s’évadent, jusqu’au rostre du dauphin qui laisse couler son mince filet d’eau blanche. L’œil distingue ensuite le dos des enfants courbé, tout à leur tentative de capturer l’eau dans leurs mains, avant de s’évader dans la frondaison du marronnier, trouvant dans son ombre la fraîcheur que l’imagination éveille. L’œil ne percevra l’oiseau caché dans les larges feuilles qu’après avoir balayé l’image dans tous les sens jusqu’à ce que le regard croche sur le détail d’un petit bec triangulaire clair, presque blanc, émergeant entre deux feuilles rondes. C’est alors seulement qu’il verra la photo dans son ensemble, instant volé d’un fragment de nature au cœur de la jungle urbaine.
c’est un tableau. Une peinture à la gouache. Le vent balaie la cime des arbres que leur inclinaison suggère, un ballon de baudruche vole d’une liberté surprise, un enfant dessous pointe ses mains vers le trésor envolé. Le brun des écorces se lie avec le brun de la terre, couleur uniforme qui supporte le vert du feuillage jusqu’au bleu du ciel, quelques nuages blancs, et au-dessus la lumière aveuglante d’un soleil violent. L’immeuble et ses fenêtres qui carrèlent un côté de la toile jouent l’incongruité de la ville qui s’immisce dans l’ensemble. Le bizarre n’est pas l’urbain que la touche quadrillée impose, mais bel et bien la nature qu’on découvre invitée, comme une parenthèse dans l’entrelacs des rues, des feux rouges et des coups de klaxon stridents.
L’œil trouve dans les coups de pinceau, le mouvement invisible. Tout file, emporté par l’oscillation du poignet du peintre. Le temps de comprendre, la tache rouge du ballon envolé est déjà hors d’atteinte et l’enfant, entre deux coups de pinceau, ne sait pas encore s’il doit en rire. Les troncs grincent au-dessus de leurs racines emmêlées dans la terre avant que se libère, tout en haut, le mouvement des branches et des nuages dans la transparence d’une lumière crue. Ici, plus de traces du pinceau, juste une couleur franche. Vert, bleu, blanc, lumière. Qu’on imagine s’abattre sur le gris de la ville et la dévorer et l’envahir dans son instant de nature. Éphémère et puissant, subit et aveuglant. Comme un flash.
c’est un souvenir. Assez vague pour contenir la matière vaporeuse autour de lui, assez précis pour qu’y soient attachées les sensations. Une fleur qui pousse sur un trottoir. Il y a, dans l’image, cette pincée de nature sage jetée dans la ville. Une famille de sangliers qui déambule au pied d’un immeuble. Les sangliers vivent de préférence en rez-de-chaussée. J’ai le souvenir, c’était peut-être un rêve, d’un immeuble qui avait poussé en plein cœur d’une forêt. Un parc urbain en plein centre-jungle. Des trottoirs de béton viennent lécher la terre poisseuse d’une forêt primaire. Timidement. Des immeubles incertains se cachent sous les arbres centenaires, sans faire de bruit. Et l’homme de mon souvenir, nu comme un animal, regarde la nature l’envahir.
L’œil balaie la scène avec la temporalité incertaine qui accompagne le souvenir. Tout est éclaboussé, la couleur du présent se dilue dans une grande flaque pour disparaître. Seules subsistent quelques images sans autres liens qui les unissent entre elles qu’une impression, une sensation, un goût, une odeur. Quelque chose qu’on a déjà vécu. Nos cellules ont peut-être gardé en mémoire ce qu’elles composaient dans une autre vie. Je peux garder au plus profond de moi un souvenir d’avant la ville. D’avant l’homme . D’avant tout. Un souvenir du rien.

C’est très beau, merci pour cette lecture matinale.
Merci Jean-Luc pour votre texte. J’aime tout particulièrement ces deux passages : « c’est un souvenir. Assez vague pour contenir la matière vaporeuse autour de lui, assez précis pour qu’y soient attachées les sensations. » et « Timidement. Des immeubles incertains se cachent sous les arbres centenaires, sans faire de bruit. Et l’homme de mon souvenir, nu comme un animal, regarde la nature l’envahir ».
Merci également pour votre lecture de ma toute dernière contribution que je n’aurai pas le temps d’étoffer dans l’immédiat.
Souvenir partagé des mains disposées en creux comme une écuelle.
Puissante la photo de ce cheval et merci pour ces paysages de nature au milieu de la ville et ces portraits d’enfants, le ballon rouge, la fontaine. Bien à toi Jean Luc.
J’adore » l’oeil croche sur un détail » et L’œil balaie la scène avec la temporalité incertaine qui accompagne le souvenir. » Relu plusieurs fois ce texte: je crois qu’il me fait flotter…