#rectoverso #10 | ces chemins qu’on emprunte

L’arrière-plan a son importance (1), on ne regarde pas un paysage on entre dans sa géologie (2) des galeries de plusieurs kilomètres creusées dans le Crétacé, sur ce réseau souterrain ouvre l’œil et le bon, vastes salles troglodytes, cathédrales blanches aux contre-jours verdoyants du culte des mousses, le silence sans les orgues, des vestiges bruts dans quelque chose d’inabouti (3), les traces noircies d’ex-voto païens sauvé de la cécité blanche d’un éclat aigu dans la cornée, tous les artistes carriers payés à la semaine du tribut de la sueur, tu dis que l’homme est courageux dans son travail même quand il est avec une jolie femme, le sentiment de solitude qui traverse dans ce vide admirable entre ces piliers, les tiges de fer, cogne dans la masse, fends et fais levier sur le bloc, frappe, frappe sur le burin, le marteau cogne — à estimer l’angle mathématique sans aller chercher les instruments de mesure l’œil fouillant une perspective sur le rebord (4) — tire, retourne, tire, tire, la pierre qui a coûté la vie, un, deux, camarades oubliés, trois, quatre, cinq mètres de haut, des dédales de pierres de taille, les blocs, les gros blocs, ce bloc-ci là-bas, c’est son compagnon de galère, son confident, quand il pisse contre lui, il lui fait un brin de causette, ça fait du bien (5) —

la machine humaine se broie au sang, le muscle se détend d’un bruit métallique à grands coups de masse, et sur ta peau le talc, devant toi à sortir de la poussière prisonnier sous ta casquette la berge de pierre où s’ébattent des feuilles aux allures de rubarbe (6) tu scrutes, tu perds ton regard harassé dans l’écran ciel, eau, sable en trois bandes horizontales stables sans point de fuite (7), le couperet va tomber t’emporte un doigt de pied, te faire pivoter dans le vide en ce point d’équilibre qui s’installe sitôt que le sol commence à brûler sous un soleil à peine sorti de terre ardent (8), alors au crayon de ta bougie, tu élèves les bâtiments aussi précisément que l’architecte au gaz de ville, et ce trèfle à quatre feuilles et vos deux noms réunis, à la peur qui s’emploie au fond des boyaux sur tes représentations salaces, à cette litanie écrite de ne pas faire partout, ne pas faire partout, mais de chier dans le trou, assis, debout, une pierre dure mais crayeuse facile à tailler où dans le joint de la roche l’œil est happé par ce que son esprit sait de l’histoire (9) que presque tout a effacé.

lumière revient à remonter la rue, son trottoir macadam, cachées au fond d’impasses obstruées de lierre les sorties, des entrées de carrières écrans noirs tendus de pierres, le froid frôle le pas, touche le bras le visage — le coteau est un peu rude — continuer de chaque côté des pavillons des années quatre-vingt entourés de jardins minces, apparitions déshabillées, étranges ; encore trois cents mètres plus loin, maisons minérales paysagées d’inspiration funéraire, jardins de gravillons blancs, plus loin, des arbres se penchent sur le trottoir, cerisiers, pruniers, surfaces abandonnées, la route gauchit au cèdre du Liban, une rue s’échappe, un sommet, les maisons s’accrochent, surplomb, soudain nue la colline sèche tous les verts d’une végétation calcaire flanquée de broussailles, genêts à balais, chênes verts, ajoncs, fougères, landes de bruyères, panonceau d’un indice signalé où la carrière niche en contrebas, et en face, en catimini, des rectangles noirs crèvent la colline, et cent cinquante mètres sur le chemin, plus bas, encore des entrées souterraines que plus aucun drain de sang rouge n’est venu depuis souiller.


extraits cités des autrices que je remercie ici :
1 – Émilie Kah – # rectoverso #10 | un jardin japonais à New York
2 – Raymonde Interlegator – # rectoverso #10 | S.Doppelt, Contrechamp
3 – Danielle Godard-Livet – # rectoverso #10 | Rhein II
4 – Cécile Marmonnier – # rectoverso #10 | il suffit de regarder ailleurs que

PS : noms et extraits cités peuvent être retirés

A propos de Michael Saludo

Formateur, je vis, écris et travaille du côté d'Angoulême.

15 commentaires à propos de “#rectoverso #10 | ces chemins qu’on emprunte”

  1. Prendre à l’un donner à l’autre ça participe du collectif, le texte s’écrit et le titre prend tout son sens « ces chemins qu’on emprunte ». Pour ma part je trouve que c’est une belle initiative. Merci ^^

    • Oui prendre pour redonner, pas pour confisquer ou m’en prévaloir ; prendre pour que ça se diffracte dans de nouvelles formes. Merci Cécile !

    • Je trouve aussi, toutes ces lectures, ces croisements cheminent en nous, font paysage , ouvrent des voies. Merci

  2. Pays de carrières abandonnées, mystérieux et fascinant. Donne des envies de photographies

  3. quelle belle idée et quel travail que de conjuguer ces fragments de langue saisies ci et là…
    merci pour cette lecture croisée
    et puis les carriers, la casse, la cogne (ça me ramène à un travail suivi en cycle il y a deux ou trois étés où s’était bâti un personnage sculpteur qui travaillait dans une carrière… ça me réveille tout ça…)
    tout ce que ce parcours « à remonter la rue » ramène d’histoire et de sueur
    j’admire la complexité de ta construction (j’ai dû tout de même relire plusieurs fois !!)

    • Merci Françoise d’être passée pour ce retour… “ça me réveille tout ça”…

  4. Deux atmosphères différentes. C’est ce que j’ai aimé et la belle idée des emprunts

  5. Très riche, d’abord le fait que l’intérieur des carrières arrive avant la description fine de leur environnement extérieur, de superbes moments de poésie qu’on relit plusieurs fois avant de continuer (cathédrales blanches aux contre-jours verdoyants du culte des mousses/ le silence sans les orgues), le montage étonnant (quel travail!), le rapport au travail des hommes qui me renvoie à ma dernière lecture (L.Krasznahorkaï, Seiobo… : éloge de la beauté d’œuvres avec toute leur histoire faite du travail des artisans et des artistes), tout cela donnant envie de relire encore! Merci

    • Merci Valérie pour tout ce commentaire qui me donne des ouvertures et des perspectives sur mon texte.

  6. encore des entrées souterraines que plus aucun drain de sang rouge n’est venu depuis souiller.
    Quel texte ! nourri de ces croisements, de cette mémoire, de ces lieux marqués à la craie et au sang…! merci !