#rectoverso #11 | choses détachées du sol

1. Choses détachées du sol

Quelque chose qui brille.

La foulée d’un coureur à pied.

Des fourmis emportent des miettes. Elles dessinent une ligne.

Un galet de la mer Thanétienne qui semble une empreinte de la Voie lactée (cerné de la ligne de boue d’une flaque asséchée).

Le cycliste se figure qu’il vole, un, parce qu’il a les membres baignés d’air (qu’il y précipite), deux, parce que son regard glisse (est aéroglisseur).

L’automobiliste le pied sur l’accélérateur dans la bretelle de l’échangeur ressent à la fois son adhésion à la courbe (trajectoire) et son extraction d’entre les pesanteurs (propulsion).

On a mis pied à terre au milieu de la piste et s’est penché pour ramasser un paquet de mouchoirs en papier : il n’en manque qu’un.

Les bandes blanches. Les zébras. Les lignes discontinues. Les bandes rugueuses.

« … Rien ne colle. »

Une stèle portant inscription des grade et nom d’un pilote de l’air et de la date du crash de son appareil.

Les parcs de voitures particulières, d’occasion ou neuves : elles y sont comme les vagues de la mer. (Les panneaux photovoltaïques qui les abritent : des vagues chevauchant les vagues.)

Quand l’homme a ouvert l’étui cartonné d’abord soulevé, soupesé, secoué pour écouter, et découvert qu’au fond la dragée de chewing-gum, un, avait pris l’eau (cloques pâles), deux, était croquée à demi (dentelure).

On a cru parmi les herbes hautes à un masque de Mickey et c’est un ballon de foot crevé. Ou : ce qu’on a pris de loin pour le stationnement d’une voiture est le dépôt interdit sous peine de poursuites d’un canapé d’angle (imitation cuir blanc).

2. Endroits

L’endroit du gant de laine

… C’est la décharge qui fait l’endroit. Et encore :
C’est la trouvaille qui fait l’endroit, c’est le ramassage d’un objet, d’un effet perdu. Ou d’un déchet requalifié, redéfini, revalorisé, redessiné, réinvesti, rehaussé en objet digne d’être pris en, ou à la, main : manipulé, examiné — de ce qui, d’être tombé sous les yeux, leur est conséquemment porté, reporté, porté à leur hauteur, avec des mains, ou du bout des doigts, passé entre, porté à l’attention ; à l’examen ; à l’inspection ; évaluation (pour et contre = pour). En somme un endroit est aussi un moment. Un endroit se produit à l’instant : l’instant de la trouvaille. L’instant — un instant étiré en un moment — du regard capté : captivé. C’est le moment qui fait l’endroit. L’endroit est celui d’un inventaire — enregistrement de ce qui vient se percher sur le bout des doigts, l’un puis l’autre et le suivant. L’endroit est chaque fois l’endroit d’une invention. L’endroit est inventé.

L’endroit du canapé d’angle. Non un lieu-dit, non pas toponyme, non un écart qu’on appellerait Le canapé d’angle, comme on a La Croix des champs ou L’homme mort, non, mais un endroit dit — qui dit ? — du canapé d’angle. — C’est celui qui dit qui y est… Mais encore…

L’endroit du canapé d’angle (au bord de l’échangeur). L’endroit du gant de manutention (non loin de la station d’épuration). L’endroit du gant de toilette (sous le pont). Ces trois endroits forment un triangle. Évidemment. Ce triangle est théorique, n’est que géométrique, est imaginaire ou fictif : est dans l’air — l’air et ses prolongements, l’air et ses courants, l’air et ses vents — ces solitaires… Triangle en l’air — c’est-à-dire qu’il excède, ou se dérobe au champ de vision. Ce triangle n’existe que dans et par le déplacement d’un point à l’autre. C’est une gymnastique. Mentale. Une constellation d’endroits échappe à la vue, directe, immédiate, embrassante, n’est pas visuelle (est mentale), ne forme pas un paysage, ne s’embrasse pas d’un regard. Une constellation d’endroits est une construction, est une reconstitution, est une invention. Est une abstraction. 

Constellation n’est pas le mot. Astérisme est le mot. Constellation d’astérismes qui plus est : mon triangle de départ — et c’est aussi un jour, le jour à la fois du canapé d’angle ou méridienne, du gant de manutention et du gant de toilette : de leur rencontre — n’est qu’un astérisme entrant dans la composition d’une constellation (1) (car un astérisme entre dans la composition d’une constellation), non pas plus vaste, mais autrement brouillée. Embrouillée. Mêlée. Mitigée. Discrète. Imperceptible au premier regard : au premier regard venu : au regard du premier venu. Il faut revenir : il me faut y revenir (2). C’est qu’à l’astérisme méridienne – gant – gant, se superpose partiellement, le venant compléter, ou compliquer un autre, astérisme composé de : 

• l’endroit du carré microfibres a (bleu, et dans l’aire d’influence de la méridienne, mais à son extrême limite, à l’endroit où l’on quitte la terre nue du chemin pour rejoindre la chaussée, tâtant du bout de la semelle ou éprouvant du pneu, en butée, l’épaisseur de l’enrobé) ;

• l’endroit du carré microfibres b (rose, dans le virage à angle droit que dessine la voie de desserte de l’équipement sanitaire collectif et communautaire à l’endroit où elle vient à toucher la piste cyclable pour suivre un temps son tracé en rive gauche de l’Oise, endroit d’où un muret séparateur maçonné… mais cela a déjà été formulé ici) ;

• l’endroit, troisième et dernier angle, du triangle évidemment — et encore angle de vision ou de prise de vue —, sus-cité dit du gant de toilette (juste de l’autre côté du muret, sous le pont, ou presque, d’un rose devenu terre, terre délavée sous le pont, soit sous égouttement et ruissellement, terre quasiment maçonnée d’intempéries, teinture que l’on déduit de sa déteinte là, on — je — en mettrait sa main à couper, de son défraîchissement, et encroûtement et terrassement total là, du délavement général des sols lessivés, dévitalisés, a dustier shade of grey

Pour un peu qu’un troisième (astérisme) vienne se super-imposer… 

(1) La constellation est le schéma servant de base à la reconstitution-invention d’un emploi du temps. Considérant que des faits et/ou gestes ont laissé un dépôt, des traces, ont fait des dégâts, se sont lâchés, se sont excédés, et éparpillés (ah bon ? ce ne sont pas juste des choses qu’on a jetées ?), des indices ont été semés. Le sol est stérile, lessivé ? L’air non — l’air regorge d’images (et la pollution de l’air ? Certaines images sont des pollutions de l’air. Ah ?). Une enquête (de terrain ? Une enquête en l’air) est menée. Les déchets, disons les objets déchus sont interrogés. — Que faisiez-vous, où étiez-vous dans la nuit du 6 au 24 juin 2025 ? Avec qui ? Où êtes-vous passés ? Comment êtes-vous atterris ? De nuit ? En plein jour ?… C’est ainsi qu’un endroit est un espace-temps.
… Donc un programme. Oubliée la reconstitution. Ne compte, ou tient que ce que les déchets dictent. D’où ça sort ? Mettons que c’est tombé du ciel, maintenant c’est là — qu’est-ce que j’en fais ? C’est là, je suis là, qu’est-ce que je fais ? Je suis au pied du tas. J’ai le perdu, le tombé, dans l’oubli ou du ciel, le dégradé à la pointe de mon pied, je l’ai au bout de mon nez. Sous mes yeux. Sous moi. Je l’ai sur le bout de la langue.

(2) Je tombe des yeux sur… Je repasse.
Je passe pour passer. Je passe pour aller… Je repasse pour voir.
Je suis tout regard.
Je scanne. Les abords…
Les à-côtés. Le laissé de côté. Les délaissés routiers.
Je tourne.
Maraude. Rôde.
(C’est ma fabulation. Je fabule. Je suis fabuleux.)
Je zone.
Demi-tour…
Je tourne autour d’un dépôt sauvage.
Zone. Balaie.
Je balaie du regard.
Scanne. J’inspecte.
Je touche avec les yeux. Ou du bout du pied…
Passe, repasse le balai d’un regard.

À l’endroit du gant de toilette, j’ai sonné puis j’ai doublé Peter… C’est sous un pont, non, c’est juste avant de passer sous le pont, non : juste en sortant — cela dépend dans quel sens. C’est un endroit sous un pont ou plutôt un passage. C’est un point de passage, l’espace s’y ressert : c’est un couloir — ou un sas. Cela ne l’empêche pas d’être aussi un endroit. Par exemple, cela peut faire une plage. Cela peut être investi comme une plage. Ça n’empêche pas le passage. Cela peut être un théâtre. Si l’assistance s’assied sur les deux escaliers qui montent vers le tablier le long de la culée, s’y cantonne. Si elle s’assied ou tient debout sur la coursive basse de plafond au sommet, dans son ombre, comme au poulailler. Si elle parvient d’une manière ou d’une autre à se vautrer ou pelotonner ou fixer dans la pente à motifs antidérapants (des pastilles, des pastilles à taille individuelle — mais comment demeurer debout dans ces cercles, s’y maintenir, endurer si l’on a pas une jambe plus longue, ou une semelle plus haute que l’autre ?). Si tout simplement l’assistance ou quelqu’un s’assied, aux premières loges, sur le bord maçonné, à hauteur justement de siège. La scène se joue sur la plage. Les vélos, les coureurs, les promeneurs, les enfants, les chiens, les trottinettes entre passent…

C’est au même endroit — qu’est-ce que cela veut dire ?

… je note qu’il serait plus exact de dire endroit d’un gant de toilette, sachant que ce gant à ce jour n’a — par mes soins — pas été détaché du sol où il traîne, s’encroûte, auquel il tend à s’assimiler — aucun lien ne peut être établi, aucun rapport, ou contact, pas même visuel : pas de témoin que je sache, donc pas de témoignage oculaire de mes contacts à ce jour strictement visuels, pas de rapport externe d’un quelconque rapport entre un cycliste de passage et un effet personnel abandonné ou perdu n’a à ce jour pu être établi. Entre le gant de toilette et moi rien ne s’est passé, rien de tangible. D’un gant de toilette au sol à moi seules sont passées des images.

Je les appelle mes endroits

« quand il ne s’agit pour moi que de le voir passer, le jour, comme une caravane, trouver l’endroit donc, l’angle, que de le faire et de le sentir passer, et quand je dis passer je ne pense pas trépas, à la trappe, mais juste c’est comme s’il fallait que je me le, ou que mon corps se la, se l’assimile, et il faut pour cela chaque fois que je repasse par tous ces, je les appelle mes endroits, ils sont, il y en a tout autour de la maison, même on dirait qu’ils sont de plus en plus »

… vient un temps d’explicitation
… multiplication (multi-implication) des endroits. Multiplications des mains. Mains multiples
« Mes jours ont des mains innombrables. »

Un endroit n’est pas un campement. Ce n’est pas un endroit pour soi. Ce n’est pas mon endroit. C’est inhabitable. C’est un défi à l’installation — et c’est à mon endroit. C’est un envers à mon endroit. C’est envers moi que c’est un endroit. Cela s’adresse à moi. Rien qu’à moi. C’est entre un endroit et moi. Un endroit à emporter. Je l’emporte par-devers moi. Pour moi c’est un endroit. — Mais un dépotoir « n’est pas un endroit ». « Mais… c’est un dépotoir !… » « Voyons, ce n’est pas un endroit !… » « Ce n’est pas l’endroit ! (C’est déplacé…) »

… un poème réussi est un campement. Est, à sa façon, une manifestation. Est une prise de position sur le terrain. Un poème tient une position. Un poème qui se tient guette, de cette position, ce qui vient
… est une prise en main. Prise en mots. Un poème est une prise. Un poème prend. Prend pied.

Rien ne colle aux endroits. Aux endroits, rien ne colle.

3. Poèmes

« … Poèmes de bouts de souffles.

« Poèmes du bout du souffle

« Poèmes de bouts d’air.

« … bouts d’air noir

« Choses noires… »

… enregistrement effectué sur les doigts d’une main en courant sur la bande séparant la route (dos à la circulation) et l’accotement (non stabilisé)
… impossible à cette saison et par ce temps d’aller en forêt autrement, quand on va comme moi jambes et bras nus, qu’en courant : le rythme de la course générant autour les turbulences de l’air (couche limite ?) qui embrouilleront les moustiques et affoleront les taons
… énumération entamée comme habituellement sur la main gauche — ou cette fois seulement ? impossible de reproduire le geste du premier lever de pouce
… par réflexe — c’est mon travers — la main droite me vient à la place de la gauche, s’il s’agit de prendre à droite idem. Que j’y réfléchisse et cela empire… Tout dépend sans doute, concernant mes mains mnémoniques — ces deux-là, parfois plus, qui m’accompagnent dans ma course et divagation — de comment vont les bras le long du corps au moment de fixer la chose sur le bout du doigt
… est-ce que si je bloquais, ce jour, sur le premier point, le pouce (Poèmes de bouts de souffles), une auto finirait (commencerait ?) par s’arrêter ?

7 commentaires à propos de “#rectoverso #11 | choses détachées du sol”

  1. Choses détachées du sol : autant de fragments enthousiasmants tant ils suscitent de rebonds à la lecture… Merci ! Quant aux « endroits », la polysémie investie fait courir le regard de toutes parts et traverser les cloisons en tous sens ! Bravo !

  2. ce thème de l’endroit attrapé capté décortiqué de partout et par tous les bouts m’a captivée à un endroit de mon être…merci!

  3. Mercis!
    Merci, Anne, d’avoir mis le doigt sur les changements de rythme, dont je n’avais pas pris tout la mesure en écrivant/disposant les textes — à développer sans doute dans la longueur… (cela vient aussi, certainement de l’alternance expérimentée en recto verso #10)
    … Bénéfices tous azimuts de ces consignes d’atelier (des trésors en vérité)
    Quant aux endroits, Gislaine, Ève, merci à vous de me rappeler comme ils se tendent les uns aux autres leurs miroirs

  4. Encore une fois saisie par le flot de ces lignes, étonnant comment le rythme haletant amène une sorte d’urgence à saisir la pensée, comme s’il fallait faire le dessin rapidement avant que le modèle s’en aille

    • Merci encore Nolwenn
      Même si la rédaction tend à faire reposer (sédimentation), il y a chaque fois dans l’écriture, son impulsion, sa pulsion, une espèce de panique (effervescence)

  5. Dans la première partie, qu’est-ce que c’est beau, ces allers et retours entre le proche et le lointain, entre l’immobile et le mouvant. Particulièrement touché par le ballon crevé pris pour un masque de Mickey (ne me demande pas pourquoi !)