#rectoverso #07 | Tumeurs

Recto 

Le fait que nous sommes le 29 décembre. Le fait que j’ai trop bu hier soir — vin blanc, sûrement, ou peut-être le pétillant que Fred a rapporté. Le fait que je lui ai dit qu’il pouvait rester. Le fait que nous avons couché ensemble. Le fait que j’ai dormi dans le salon ensuite et que je lui ai laissé ma chambre. Le fait que Fred ronfle. Le fait que je ne peux pas dormir quand il ronfle. Le fait qu’il me rejoint au matin dans le petit lit du salon. Le fait qu’il se couche sur moi sans bruit. Le fait que son poids a changé. Le fait qu’il avait maigri, l’été dernier — vingt kilos en deux mois, comme une mue accélérée. Le fait qu’il jeûnait cinq jours sur sept pour être affûté, « pour voler » disait-il, sur les chemins de montagne. Le fait que son torse, redevenu dense, s’appuie sur mon ventre. Le fait que je ressens une douleur. Le fait que je ne sais pas si c’est lui qui m’écrase, ou si quelque chose, en moi, s’est durci. Le fait que je me sens coincée, comprimée dehors par Fred, comprimée dedans par une masse qui est là, muette. Le fait que j’y vois un signe et que tout à coup, j’ai peur. Le fait que je lui dis, j’ai mal au ventre. Le fait qu’il s’écarte aussitôt. Le fait que le « moment de tendresse » — si c’en était un — est terminé. Le fait que je ne ressens plus rien pour Fred. Le fait qu’il y a deux ans, j’ai cru l’aimer au moment même où il m’a dit qu’il retournait vers Bea, sa régulière. Le fait que cette piqûre-là, la petite blessure d’orgueil d’une femme mise à l’écart, a fabriqué un semblant de sentiment d’amour. Le fait que j’ai vite compris l’enfumage. Le fait que la grosseur qui compresse mes viscères me semble un mystère bien plus opaque que l’amour.

Verso

Le fait que mon père a commencé à dormir de plus en plus, le fait que c’était peut-être juste la fatigue au début, ou l’hiver, ou l’âge, ou le spleen post-retraite, ou alors déjà la maladie, le fait qu’il disait en allant se recoucher après le petit déjeuner « je prend un peu de rab », le fait que ce rab est devenu permanent, le fait que son allure a changé, il s’est allégé d’un coup, le fait que tout le monde veut perdre du poids sauf quand on le perd vraiment, le fait que le médecin a fini par prescrire une biopsie, le fait qu’ils ont mis trop de temps à la faire, le fait qu’on attend toujours trop, le fait que la biopsie a dit cancer, sans discussion et sans appel, le fait que c’était déjà partout, comme un feu dans une forêt d’épines, le fait que mon père n’a rien dit, qu’il a encaissé, le fait qu’il a commencé une chimio « pour faire quelque chose », le fait qu’on fait toujours quelque chose même quand on sait que ça ne changera rien, le fait qu’il allait faire ses examens tous les jours au labo de la rue du Faubourg Saint-Denis, le fait qu’il montait péniblement la rue et l’appelait « son Everest », le fait que ça me faisait rire et pleurer à la fois, le fait qu’il avait perdu la moitié de lui-même, littéralement, le fait que son frère a dit en le voyant « c’est Auschwitz », le fait que je trouvais ça obscène, vraiment, de dire ça, même s’il n’avait pas complètement tort, le fait qu’il était décharné, transparent presque, le fait que ça a basculé très vite ensuite, le fait que la docteure a appelé, la voix blanche et neutre, « c’est fichu », « votre père le sait », le fait que j’ai dû entrer en mode fille-aînée-futur-cheffe-de-famille, le fait que tout est tombé sur moi: le pognon, la paperasse, l’avenir de ma mère, le déni de ma mère, le déni de mon frère, le fait qu’ils ne voulaient pas voir, ni entendre, ni penser, comme si tout allait encore durer, le fait que moi je savais que ce n’était plus qu’une histoire de semaines ou de jours, le fait que nous étions deux à marcher, mon père et moi, dans ce calme étrange que donne la certitude d’être mort bientôt, le fait qu’on parlait des choses concrètes, les clés, les comptes, les mots de passe, les assurances, le fait qu’on se tenait par ça, par l’inventaire des choses pendant que son corps se faisait bouffer par le cancer, le fait qu’il était serein, d’un calme sidérant, le fait que sur la fin, il avait quitté son corps avant que son corps ne le quitte, le fait que le jour où il n’a pas pu se raser j’ai su, que c’était la dernière frontière, se raser, pour lui, c’était tenir debout, en homme digne, le fait qu’après ça, tout s’est délité, le fait qu’il n’arrivait plus à se lever, à manger, à rien, le fait que sa vessie a lâché dans le hall de l’hôpital pendant que je le portais, le fait que j’ai touché sa poitrine, là où la tumeur avait formé une bosse dure, presque osseuse, le fait que j’ai voulu caresser et que je lui ai fait mal, qu’il a eu un sursaut de douleur, le fait que ce geste-là me hante, le fait que je ne sais pas si ça, ça s’efface un jour.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)