cet endroit du pré où le dos rond d’un rocher émerge à peine de la terre, affleurement gris rugueux flatté tiède de ma main, comme le poil ras d’un animal, et autour une petite surface brune de terre nue
c’est vers cette nudité de roche et de terre que se dirige l’oeil, vers le peu ou le rien, le desséché et l’immobile. Autour est profusion et c’est peut-être paresse du regard, quête d’une tache, d’un espace ceint, cerné, un espace où se poser sans vaciller et l’oeil sûr de l’accroche dirige la main vers la pierre, elle n’a pas peur la main, elle se pose à la base du cône délimité par le regard et caresse la pierre
nue dans le vert neuf des pissenlits repoussés après le passage des vaches à l’estive, nue dans les touffes drues de rubans plats aux bouts effilés des herbes, nue dans les tapis de feuilles froissées bordées de rouge du cerfeuil sauvage, nue dans l’émergence des hautes tiges des trèfles, les trois folioles dentées marquées d’une flèche vert argent au centre, nue dans les épaisses lancéoles du plantain
l’oeil balaye et la vue de dessus révèle la vigueur de verts emmêlés, du vert tendre au vert sombre en passant par les verts glauques et argentés
mon pas éteint le crissement des sauterelles, une mouche aux yeux rouges se pose sur mon bras, s’envole au premier de mes gestes, un souffle d’air chaud remonte de la vallée, agite la surface de la prairie, m’arrête
le corps s’agenouille et se ploie, l’oeil au plus près des plantes, et la force vitale du plantain capture l’oeil au coeur de la rosette de ses feuilles et de ce centre le regard s’écoule, s’étale comme une eau tranquille. La plante absorbe le regard, un regard qui ne demande plus à voir mais à se fondre dans cet étalement têtu. Se révèle alors l’épi dressé, jailli du centre, l’oeil ne peut lui échapper et plonge, se fait racine, matière dense solidement ancré au sol
si près sans bouger dans l’engourdissement des membres, l’impression de voler en éclat, de se briser en mille morceaux parsemés dans l’abondance de la prairie, graines charnues saisies dans les mandibules des fourmis et transportées jusqu’à l’ombre agitée des frênes, beaucoup de lumière tombe du ciel.
Cet endroit du pré est tout trouvé pour une expérience d’écriture et me fait penser à La fabrique du pré de Michel Butor qui commence ainsi « De (depuis) la roche (jusqu’à) l’eau, le pré. » Merci.
Mention spéciale pour « mon pas éteint le crissement des sauterelles »
Le point final est-il voulu après tomber alors que les autres paragraphes restent ouverts ?
Grossière erreur « La fabrique du pré » est de Francis Ponge non pas de Michel Butor.