#rectoverso #10 | L’ARCHE

l’air et l’infini de l’œil dans un espace abandonné, entre un paysage par-delà la colline et les montagnes, dilution de soi dans une archéologie industrielle conséquence d’un passé qui n’est plus, nature dans une fixité rouillée,

et d’en haut, on voit le bourg de Sainte-Colome, une triade de croix posée sur une colline du Piémont, les contreforts des Pyrénées, et d’en bas, on se hisse à pied, à travers d’anciens chemins pastoraux et des prairies, entre plaisir et retenue devant une carte postale trop belle pour être vraie, et vraie elle l’est,

le ‘pont de levage’, le ‘portique’ comme on l’appelait aussi, en 1886 précisément, était en bois, puis a été changé pour un portique en acier, une structure tour Eiffel, qui soulevait la pierre grise d’Arudy, un village de la vallée d’Ossau, le fer, le bois aussi,

le chemin de fer en service de 1883 à 2003, la ligne fermée aux voyageurs en 1969, traces lointaines d’une archéologie industrielle, chaos tourbillonnant de tas accumulés, allers et venues, arrivées et départs de matériaux, répartitions des pierres et du bois, répétitions, accélérations, plongée dans ce passé et réglages d’aujourd’hui,

une histoire plus très connue ou presqu’oubliée, qu’on ne regarde plus, qu’on n’entend plus – grincement de la ferraille rouillée – on passe devant en voiture, tous les jours, plusieurs fois par jour même, l’histoire en mouvement perpétuel, bruits blancs et aveugles de moteurs sur routes, qui se superposent, à ceux du passage à niveau des trains d’alors,

une recomposition, la transformation

la tempête il y a peu – un déluge – a troué le hangar tagué derrière ‘l’Arche’, fragments de tôles, heurtés désormais, en équilibre précaire, trou duquel les Frères Lumière pourraient débouler du noir d’un autre temps, et jouer à défier les vivants, avec leur train fantôme, droit devant, ils réveilleraient les motifs graffitis bordés d’un lierre crampon, et distordraient le cadre

‘l’arche sur rail’, trace d’une conquête de la terre promise industrielle d’anciens entrepreneurs, ignorants des métamorphoses écolos d’aujourd’hui, et en toile de fond, un rituel peinture au milieu d’une friche ébouriffée, qui enterre cette ère des années prospères,

à proximité, l’usine Laprade qui sous ‘l’Arche’ acheminait des rouleaux d’acier. Aujourd’hui en bordure du portique, le cycliste de la voie verte, passe, indifférent à l’ex-quotidien de cette structure architecturale aussi mastoc que transparente, occupé qu’il est à se protéger du soleil trop ardent ou des pluies inopinées, et à avaler le paysage nature,

et sur sa trajectoire, le même cycliste dans sa liberté aveugle, se pénètre de pensées en mouvement qui oublient la mort – aucune image fixe, des échappées du vivant, des contractions épaisses de plaisir et, des tableaux successifs, accélérateurs ou ralentisseurs de sons, bribes dilatées de murmures intérieurs qui fredonnent, traversent les surfaces lumières sur sa trajectoire, espaces pour se perdre, errer, se déformer

incidemment, en déambulant, il lève la tête au risque de buter sur un caillou ou se cogner à des barrières décalées, le temps d’une perspective en mouvement, en couleurs ou en ombres, incidemment peut-être encore, un détail à la surface de ces plans successifs, un éclatement du presque rien, un puits sans fond en arrière-plan,

et sur la hauteur de la plateforme, un aplat morcelé se réduisant jusqu’à un point éclaté, l’œil glisse, un point éparpillé dans l’infini, s’évanouissant, se dilatant, se reconcentrant, ressurgissant,   

une jeune femme a grimpé, quelqu’un en bas l’observe, tendu, surveillance du coin des deux yeux dans l’ombre mémorielle d’un paysage resserré, clôt, enfermé, enveloppé, ELLE penchée au bord du gouffre à l’appel d’une chute possible – au moins d’un vertige – une perte dans l’installation, un panorama, fixe, qui glisse sur les passages éclairs de quelques cyclistes en tête d’épingle, ELLE et LUI au contact dans tous leurs sens, dans tous les sens, le vide au ralenti un instant, devenu plein seulement pour eux deux, on ne regarde pas aussi loin, on ne regarde pas la mort arriver, on n’entend si peu les roulements de tambour des saisons,

– ce jour, la lumière est l’objet même, elle n’est pas cette qualité abstraite qui rend les choses visibles, c’est un lieu lumineux peuplé de surfaces sans matière, sans fond, dans lequel IL, ELLE, s’immergent

– ce jour, l’espace n’est pas cette qualité concrète, qui donne une fonction à l’objet, il est le reflet mouvant qui répond à une logique de l’éphémère, qui fait entendre, donne à voir, à percevoir, à lire,

– ce jour, IL, ELLE, sont des corps-livres, des voix-oreilles, des yeux-miroirs qui effleurent l’irreprésentabilité d’un drame humain universel, dans un espace confiné entre soi et soi, entre vivants et morts

dans cet espace ouvert, IL, ELLE, entrent dans le tableau d’un paysage de nulle part

A propos de Yael

Je me balade entre théâtre et écriture. Avec le Tiers livre, j'ai envie de me surprendre, de jouer plus ! Sinon souvent scotchée de réaliser comment l’invisibilité finit toujours par poindre et surgir avec fracas. Je voudrais incarner par l’écriture ce trouble profond. Plus que jamais aujourd'hui. "Un dimanche à Auschwitz," Yaël Uzan-Holveck (orchestration d'extraits d'interviews) et Laurent Wajnberg (photographies), éd. de l'Aube, 2003, réédition 2024

3 commentaires à propos de “#rectoverso #10 | L’ARCHE”

  1. Dans un gite sans wifi, entre vélo et mer sur l’Ile d’Oléron, pas pu participer à la rencontre à distance de la semaine dernière, ni vous envoyer ce travail. Chose faite ce matin de retour à la capitale.

    J’avais fait tout un montage avec mes photos condensées, étirées, superposées, et ce petit bonhomme cosmos perché ici et là, fondu dans le paysage, mais, pas assez experte pour reproduire ce montage sur le site. Petite impro donc avec les images ce matin. Un peu frustrant. Ahrr la technique.

    Contente que le rythme des propositions d’écriture se soit un peu calmé mais toujours sur le coup au milieu de tout le reste, un travail d’équilibriste. Je sais ne pas assez vous lire, les un.e.s et les autres, le temps me manque, vraiment.

    Merci François Bon, pour cette traversée improbable d’écriture, je me lâche à chaque exercice davantage, sans gouvernail mais avec bonheur.

    « Allez, on y va » pour la suite ?

  2. Un bien beau et intéressant montage. Et les 3 « ce jour… » Beaucoup aimé. Merci

  3. 02 : certaines images glisser dans les forêts obscures/porté par les plis du vent un enfant hurle/manger évite les reproches

    05 : reprendre l’idée de l’immeuble détruit, le couloir restant seul debout

    les pieds qui s’étirent/la lumière sur le collier de grenats

    Allez, on continue ?!