#rectoverso #08 | Les 2 G

G  comme Géraldine

Je devais avoir six ans quand j’ai rencontré Géraldine dans une salle de classe à l’école Ferdinand Buisson, rue du Point-du-Jour, à Boulogne. C’était ma première année de « grande école », comme on disait. À vingt jours près, nous étions nées ensemble, en décembre.

Géraldine avait des boucles châtain clair, toutes légères, qui retombaient autour de son visage comme un châle. Elle portait les cheveux courts et des yeux noisette. Cette couleur, cet adjectif, me fascinait. Comment pouvait-on avoir des yeux de fruit sec ? Dans un petit spectacle de fin d’année où elle jouait une fillette suivie par un écureuil — « Mais pourquoi me suis-tu ? » disait-elle, et l’écureuil répondait : « Parce que tu as les yeux noisette. » Cela m’avait semblé à la fois drôle et mystérieux.

Elle boitait un peu. Une maladie des hanches. Elle portait aux cuisses deux grandes cicatrices, souvenirs d’un long séjour en plâtre. Mais pour nous, les maladies étaient encore des épopées. Il ne nous serait jamais venu à l’idée d’en avoir peur. On y gagnait des médailles de bravoure. Moi, j’avais eu une mononucléose, elle une méningite. Nous nous étions rendu visite dans nos convalescences respectives. Je me souviens l’avoir entendue chuchoter dans le couloir de ma chambre, accompagnée de sa mère. Ce simple murmure avait suffi à me faire sentir importante. Je me souviens avoir aperçu la lampe de chevet rouge auprès de son lit et la bosse de son corps sous les couvertures.

Géraldine fut la première à croire à mes mensonges. Je lui avais inventé tout un roman autour d’un garçon de la classe, Olivier, dont je disais qu’il nous épiait en secret. Elle y croyait— ou bien elle faisait semblant d’y croire, ce qui était peut-être encore plus flatteur.

Chez Géraldine, tout était différent. Les goûters, les tissus tendus sur les murs (chez nous, c’était de la peinture ou du papier peint), les règles à table. Son père était un homme sanguin, ventru, un ingénieur à qui les opinions de gauche de ma mère donnaient de l’urticaire. Il s’en prenait parfois à moi, au dîner, pour dire tout le mal qu’il pensait des gauchistes (nous étions au mitan des années 70). À sept ans, je m’étais retrouvée à défendre le socialisme, sans trop savoir de quoi il retournait.

Géraldine avait deux sœurs : l’aînée, Sophie, belle et cruelle comme une grande sœur de conte de fée, et la benjamine, Natacha, petite, rieuse, avec des fossettes. Géraldine, au milieu, semblait un peu égarée. Elle avait de grandes dents irrégulières, un visage légèrement de travers, mais elle était jolie quand même, à sa façon. Elle avait une voix flutée, presque musicale, avec un petit rire en trois notes aiguës, comme le chant d’un oiseau distingué.

Sa mère cousait à ses filles des robes smockées en Liberty, non par nécessité mais par tradition. Elle descendait d’un général — je crois — et la maison de famille se trouvaut dans une allée privée du XVIe arrondissement, le Hameau Boileau, où les demeures semblaient sortir tout droit d’un film en Technicolor. La figure centrale était « Bonne Maman », une vieille dame droite et bien mise, qui n’avait jamais travaillé. C’était la première fois que je croisais la haute bourgeoisie.

Nous n’avons partagé qu’une seule année d’école élémentaire. Un jour, elle est partie. Ses parents avaient déménagé à Sainte-Pazanne, près de Nantes. Nous avons commencé à nous écrire. Plus tard, elle s’est mariée jeune avec un aristo. Je suis allée à son mariage, puis je l’ai perdue de vue. Des années plus tard, nous nous sommes retrouvées. Elle est la seule personne au monde dont je peux dire : c’est mon amie depuis plus de quarante ans.

G  comme Geneviève

Je ne sais pas exactement quand j’ai rencontré Geneviève. C’était notre première année de primaire. Geneviève était brune, les cheveux courts, presque toujours ébouriffés. Elle avait deux yeux clairs et un corps robuste, fait pour grimper aux arbres ou courir sous la pluie. Elle courait vite d’ailleurs, mieux que la plupart des garçons. Elle jouait au tennis avec ses parents et au foot avec les copains. À l’époque, on appelait ça « garçon manqué ». C’était peut-être ça, les cheveux courts, qui nous avaient rapprochées. Nous n’étions pas des filles à cheveux longs. Nous étions des filles intrépides.

Geneviève parlait bien, elle était brillante, disait ma mère. Une petite fille sérieuse avec un air décidé. Et surtout, elle m’apportait quelque chose qu’on n’avait pas chez moi : un air d’ailleurs, un goût de liberté.

Chez elle, c’était un monde différent. Moins rigide, plus libre. On parlait à table, les enfants avaient le droit de poser des questions, de s’exprimer, de contredire. C’était un monde où on mangeait du poulet-frites avec les doigts et où les étagères croulaient sous les livres. On y parlait de cinéma, de musique, de politique. Ses parents étaient plus bohèmes que les miens, peut-être, plus « engagés » comme on disait. Sa mère, en particulier, était une femme flamboyante toujours dans une bataille. Mon père, de droite bon teint, s’amusait à la provoquer pour le plaisir de l’étincelle.

Entre nous, nous parlions surtout des autres. Des garçons, bien sûr. D’un en particulier, sur qui nous avons projeté tous nos petits élans romanesques. Il ne l’a sans doute jamais su. Elle avait un petit frère, un garçon drôle que j’aimais bien. Moi qui venais d’une maison de filles, ce garçon-là était comme un animal exotique.

Après cette année à l’école publique, mes parents m’ont envoyée dans une école catholique, puis au collège des Oiseaux. Geneviève est restée un chemin plus sinueux, moins tracé. C’est ce que je sentais déjà, même enfant. Moi, j’étais une petite machine à bonnes notes et à projets de jeune fille rangée. Elle était moins programmée, moins faite pour les cases.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

Une réponse à “#rectoverso #08 | Les 2 G”

  1. Très beau texte, les personnages prennent forme dans leur narratif de vie en quelques lignes. J’aime l’idée que à 20 jours d’écart elles soient de la même date ou la reconnaissance par les cheveux courts. Ce sont vraiment des schèmes d’enfants pour se créer une forme de gémellité qui fonctionne bien.