#rectoverso #09 | /// Adresses. Trois. Mots

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Triade 1 /// Polaire. Avoine. Bureau

Polaire

Objet sans gloire. Rose — ce qui, pour un vêtement technique, relève déjà du manifeste involontaire. Achetée en solde, chez Décathlon, temple du vêtement sans prestige. Vingt ans qu’elle me suit. À ce stade, on ne parle plus de vêtement. Elle a tout vu. Les Andes, les pistes de ski et les trains de nuit. Tout coupé : vents, froids, élans de distinction. Le tissu ? Du PET, autrement dit, de la bouteille d’eau recyclée, soufflée, peignée. Une pilosité aléatoire, électrostatique, à laquelle s’accrochent les miettes.
Un peu élimée aux poignets, certes, un peu déformée dans ses coutures, elle résiste. Elle s’obstine. Elle s’est anoblie par l’usage. La polaire est le manifeste des choses qui durent sans faire d’histoire.

Avoine

Matière grise du petit matin. Les flocons — petits, farineux, anonymes — se noient dans le yaourt à la vanille industrielle. Le tout ne résiste pas, ne croque pas. C’est une texture de compromis. Pendant dix ans, en Chine, cette pâtée a constitué ma ration matinale d’exil. J’achetais l’avoine au kilo, le yaourt, au litre. A, mon associée, aimait toutes les nourritures molles : purées, pâtes à l’eau, génoises détrempées. Et moi, docile, j’ai suivi. Car l’harmonie passe par la fadeur partagée. On fait avec. On mange sans penser. On s’associe au neutre confortable. La fadeur nous gagne à l’usure.

Bureau

En Chine, assise à mon bureau, je travaillais le dos tourné. Je tournais le dos à tout ce qui arrivait derrière moi : employés, coursiers, et je ne voyais rien arriver. J’avais devant moi, un jardinet. Quelques arbres autour d’une cour marbrée. Nous étions au rez-de-chaussée.  De chaque côté de la table —un puzzle de bureaux poussés les uns contre les autres, se déployait l’équipe. À ma gauche, l’imprimante. Ma seule domination. J’étais la seule à imprimer. Ce qui faisait de moi la secrétaire involontaire de tout le bureau. Chaque fois qu’un document jaillissait, je devais me soulever et me pencher au-dessus du bureau pour tendre le bras comme un agent des postes. Ma position était à mi-distance de la chambre, de la salle de bain, et de la porte d’entrée. Une sorte de panoptique bureaucratique. Sans mur derrière moi, donc sans protection, cette exposition m’a dérangée. Je pensais aux cowboys dans les saloons — qui évitent soigneusement de s’asseoir le dos à la porte, pour ne pas se faire descendre à la déloyale. Je me suis aperçu que je n’avais jamais disposé  d’un mur pour me couvrir. Je suis l’inverse d’un cowboy. Je présente mon dos à l’incident. Le vide dans le dos. A regarder le jardinet.

Triade 2 /// Velours. Saint-Jacques. Cuisine

Velours

Milleraies : mille raies au mètre. Mon père en portait un, bleu.
Mais quel bleu ? Pas marine. Pas pétrole. Pas nuit. Pas lavande. Disons : le bleu de mon père, un bleu indécis avec une pointe de violet, un outremer blanchi. Il le portait chez lui, ce pantalon. Il le portait beaucoup. Avec une chemise en coton.
Un confort soigné. Le velours, c’était lui.

Saint-Jacques

Il faut imaginer mon père face à la cuisinière. Il m’attendait. J’arrivais tard. Il poêlait des Saint-Jacques. Un plat simple, un peu d’huile, du persil, un petit jus, et cette manière de remuer la poêle souplement. C’était un rituel. Il disait entre deux Saint-Jacques : »Tu sais, on m’a dit qu’il n’y en aura bientôt plus… » Un avertissement écologique, ou une menace métaphysique ? Je ne sais plus. Je riais. Il souriait. Après le plat, on pouvait parler. De sa femme (ma mère). De son quotidien. De l’actualité. Les Saint-Jacques, c’était notre entrée en matière.

Cuisine

La cuisine de mes parents était étroite. Un rectangle où on se contorsionnait pour se glisser autour d’une table en marbre — une table trop grande pour l’espace qu’elle occupait. Les chaises de bistrot crissaient quand on les tirait. Les placards venaient d’IKEA avec poignées rouges et angles décollés. La poubelle était une farce: coincée dans une cage métallique, elle éventrait immanquablement chaque sac en plastique.
Et pourtant…C’est là qu’on mangeait. Parfois très bien. Et pourtant…C’est là qu’on discutait. Parfois très librement. Dans la cuisine exiguë de ma famille mal fichue.

Triade 3 /// Pyjama. Œuf. Tente

Pyjama

Quand j’étais petite, je dormais en pyjama, un pyjama tout doux en pilou-pilou ou en jersey décorés de dinos roses, de baleines rêveuses ou de têtes de renard rouge.  En vacances le matin je traînais en pyjama et prenais le petit-déjeuner dehors. Il y a une photo quelque part : c’est l’été je suis assise à une grande table en bois en lattes fixée au sol comme les bancs des aires d’autoroute. Mes coudes sur la table parce qu’elle est trop haute, mes cheveux en bataille, mon pyjama tout blanc avec des trucs roses. Mon visage est bronzé et on lit la joie d’être dehors et de croquer du pain. Aujourd’hui je n’ai plus de pyjama (je dors dans un vieux t-shirt élimé) mais je garde l’habitude de prendre le petit-déjeuner comme l’enfant que j’étais.

Œuf

C’est rond, c’est chaud, c’est plein, c’est un oiseau endormi. C’est du jaune c’est du blanc c’est de l’or qui coule sur les mouillettes beurrées. C’est fragile comme une paupière, comme la peau brune et cassante du monde, c’est doux comme du papier cigarette ; ça se roule, ça se casse et ça s’engloutit. L’œuf.

Tente

Une tente orange très orange achetée Au vieux campeur : une étiquette avec un bonhomme dessus le Père Noël en short avec une pipe dans la bouche. On plantait la tente à coups de sardines dans la terre. Le maillet faisait toc, le sol résistait. L’odeur c’était un mélange de pin, de sable et un fond d’humidité. Dedans il faisait chaud orange, silencieux et immobile. Le sol piquait un peu : des racines des cailloux des réveils de nature qu’on n’avait pas défrichés. Malgré les rejets, on dormait comme des souches.

Triade 4 /// Horloge. Confiture. Cellier

Horloge

Elle trônait sur la tablette de la cheminée. Une horloge lourde en marbre et métal avec un socle si dense qu’on imaginait sans peine les dégâts si elle venait à tomber. Deux petites statuettes figées l’encadraient, mi-musiciennes, mi-déesses, les bras levés vers le cadran jauni. Elle n’était pas à sa place dans cette maison simple et rustique. Elle parlait d’un goût bourgeois un peu ostentatoire et kitsch qui ne ressemblait pas à mes grands-parents si frugaux.

Confiture

J’allais la chercher dans l’armoire encastrée du cellier. Les pots étaient rangés par taille, par saison, par couleur. C’était ma tante Marie qui les préparait, avec science et patience. Elle en faisait surtout deux sortes : framboise-cassis, d’un rouge noir profond et mystérieux, et groseille, clair et rubis. Elle passait les fruits au tamis  – un morceau de tulle blanc – avec des gestes lents, ne supportant aucun pépin, aucun trouble. Tout devait être limpide et soyeux sous la langue. Les pots étaient coiffés d’un rond de papier sulfurisé, maintenu par un élastique. Quand on le soulevait, on découvrait une fine couche de sucre qui cristallisait doucement sur la surface brillante de la confiture comme une dentelle de givre délicate. Il y avait ce petit “cloc” charmant du sucre qu’on perce. Et après… Une explosion fraîche, acide, sucrée : un mois de juillet bourdonnant et ensoleillé.

Cellier

Dans la maison de Saint-Pierre, il y avait une pièce que l’on n’ouvrait jamais vraiment. Une pièce retenue dans la pénombre, aux volets toujours clos, fraîche comme une grotte même en plein mois d’août. On y entrait à pas feutrés. Ce cellier n’était pas qu’un garde-manger, c’était un monde suspendu. Sur les étagères dormaient les confitures de l’année. À côté, le linge brodé, blanc de lessive, sentait la lavande ancienne et le bois sec. Les liqueurs somnolaient dans leurs flacons, à côté des verres à pied, gravés et de la vaisselle précieuse qu’on ne sortait qu’aux grandes occasions, Il y avait des objets sans usage, exilés du quotidien : un fauteuil de cuir large et pesant; des anges de plâtre au sourire figé, des bibelots divers, cadeaux rapportés  d’un voyage, ou d’une noce — une boîte de bonbons au couvercle doré, une figurine en cristal, un plumier recouvert de moleskine. Je me souviens d’une photo, un portrait d’arrière-grands-parents, aux visages austères, à moitié effacés. Leurs regards fuyants, leurs habits noirs, disaient le silence de la terre, des vies frugales et effacées. Quand on nous envoyait, nous les enfants, chercher quelque chose là-dedans — un pot, une nappe, une bouteille — nous devenions soudain sérieux. C’était une incursion dans un monde figé. Ce qui me troublait n’était pas la trace qu’on y lisait des vies anciennes — mais bien leur oubli, leur effacement inexorable.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

Une réponse à “#rectoverso #09 | /// Adresses. Trois. Mots”

  1. Textes à effet immédiat, à se demander ce que ma polaire aura pu couper et comment était mon pyjama. Quand les st Jacques seraient plutôt à effet rémanent, à se demander ce qui fait ou faisait St Jacques, avec qui, comment… Merci de cette invitation au voyage !