Au loin la chaîne de montagne qui dessine la dernière strate est comme recouverte d’un voile de brume ; il est difficile d’évaluer la distance qui la sépare des cinq personnages au premier plan. Quatre sont assis sur la roche, le dernier est resté debout. Ce qui frappe d’abord, c’est l’absence de végétation caractéristique des hautes altitudes, c’est la sauvagerie, la solitude, l’autre monde. Ici rien ne pousse, le règne minéral l’a emporté sur tout le reste. Trois personnages assis sur la partie haute de la roche sont habillés de longues robes noires qui laissent dépasser un fin liseré de col blanc. Les robes taillées dans des draps épais tombent jusqu’aux pieds. Les deux autres hommes, droits et fiers au sommet de leur montagne, portent eux aussi des tenues un peu rigides, chemise blanche et veston, pantalon et grandes bottes au-dessus du mollet. Ils tiennent tous un bâton sur lequel ils s’appuient d’une main. Même si le ciel est noyé dans la couleur uniformément grise qui est aussi celle de la roche, on devine qu’il fait beau. Par une belle matinée d’août, ces cinq hommes viennent de grimper 1500 mètres de dénivelé ; ils ont atteint le plus haut sommet à la ronde dans cette partie des Pyrénées.
En réalité, ils sont six. Un sixième homme prend la photographie. Je ne crois pas qu’ils aient enclenché un retardateur car leur pose serait figée dans l’attente du déclencheur. Aucun ne regarde dans la même direction, aucun ne regarde vers l’appareil qui immortalise le « souvenir d’excursion d’août 1926 ». Le regard est d’abord attiré par ces hommes vêtus de noir qui se détachent sur les teintes sépia de la montagne. La photographie en couleur n’aurait pas été tellement différente, elle aurait témoigné sans doute de l’éclat du ciel et de la lumière qui réfléchit sur toutes choses. Elle aurait mieux dégagé l’effet de profondeur du massif montagneux alors que sur l’image le plan en trois dimensions est écrasé, la chaîne du fond ne pourrait être qu’un décor de fumée, le vertige des 2831 mètres d’altitude est effacé. Les prises photographiques sont rares en ce début de XXe siècle, davantage encore dans les montagnes reculées, ce qui donne un caractère solennel à cet évènement qui garde pour moi quelque chose d’étonnant. Les trois hommes en noir sont des prêtres aucun doute quant à l’identification de leur uniforme. Ils ne portent pas un bâton de croix mais un bâton de marche ; ce sont des prêtres qui escaladent 1500 mètres de rapaillon très raide par une belle matinée d’août, avec trois autres hommes qui ne sont pas prêtres, mais qui eux aussi ont entrepris l’ascension dans leur parure habituelle, pas de pantalon à séchage rapide et à la respirabilité immédiate en nylon et polyester, pas de chaussures en goretex à la semelle de vibram, pas de casquette, pas de sac à dos contenant les deux litres d’eau recommandés par personne ; rien de tout ça. Et eux seuls au sommet de l’Arbizon.
Le personnage au centre de la photographie est Henri Sénac, il a écrit son nom au dos de l’image qui a été retrouvée dans ses effets personnels, avec d’autres portraits de lui, plus conventionnels, pris au service militaire. Je pense que la manche droite de sa veste est déchirée, deux entailles parallèles laissent apparaître le tissu blanc de la chemise, comme s’il avait été agrippé par la roche inclémente du bloc granitique. La date retient mon attention, 1926. Henri a 29 ans, sa mère, Louise, est décédée depuis sept ans, son père, Jean-Marie, depuis deux ans. Il vit toujours dans la maison de famille avec ses deux sœurs, Marie et Jeanne, elles ont 24 ans et 20 ans. Le décès des parents aurait pu motiver leur départ ; ils auraient pu vendre l’exploitation familiale, les bêtes et les quelques champs de culture, la grange avec ses terrains d’estive. Ils ne l’ont pas fait. Ils ne sont pas encore mariés ; ils ne sont pas encore partis ; ils vivent entre frère et sœurs et maintiennent coûte que coûte ce que leurs parents ont construit. Par cette belle matinée d’août 1926, je ne sais pas ce que ces trois prêtres font dans un village d’une centaine d’habitants construit sur une des pentes de l’Arbizon. Je ne sais pas ce qui motive leur excursion, pas les bêtes qui ne grimpent pas si haut là où l’herbe ne pousse plus, pas les fidèles qui ne sont pas tous taillés pour une telle expédition. Ils montent pour le pur plaisir de l’altitude, pour le point de vue qui permet un instant d’effleurer le mystère ou de se rapprocher du sacré comme l’ont pensé aussi tous ceux qui après eux sont montés avec les cendres des défunts ou pour construire des cairns à la mémoire de ceux partis trop tôt, des empilements de roches que l’on pourrait encore voir de la vallée. À ce moment-là, j’imagine qu’Henri sait ce qui le retient là, à cet endroit même. Il a peut-être chuté à cause des gravillons dans une des étroites cheminées qui permettent de se frayer un chemin jusqu’en haut et déchiré sa chemise ; les prêtres se sont sans doute pris les pieds dans leur longue robe à plusieurs reprises dans les passages les plus difficiles où l’on est obligé de s’aider des mains et de continuer à quatre pattes. Mais, une fois arrivés au sommet, ils savent très bien ce qu’ils font là. Ils savent aussi qu’ils reviendront.
Très beau texte pour partir en écriture avec Hélène Gaudy. Le décor est posé, je m’y vois ! Les questions autour de cette excursion « je ne sais pas…, j’imagine…, peut-être… » renforcent une certitude : « ils savent très bien ». Merci !
J »admire cette sobriété, quasi nudité du texte. Et qui révèle l’efficacité de la consigne de FB pour reconstruire une réalité. Merci Olivia.
Merci pour ces lectures très attentives. Cette consigne correspond très bien à ce que j’essaye de bricoler dans mon coin depuis quelque temps.
La langue est belle . Le chemin clair. On antre dans une image et dans une histoire. Merci pour cette ouverture.