Des papiers jaunis, dépliés, aux bords amollis par les décennies. Objet. Référence. Ministère. Secrétariat d’État. Fiche de renseignements. Demande formulée. Des encres noires, bleues, violettes, qui ont pâli. Des tampons rectangulaires, ronds, rouges ou noirs, comme des affirmations. Des dates, des ratures. Des sigles énigmatiques. Une main inscrit un commentaire, une mention dans la marge. Le papier lui-même semble avoir absorbé quelque chose du temps qu’il a contenu. Une fragilité, une odeur indéfinissable.
Une chronologie fragmentée, désordonnée, un récit administratif de la disparition.
Antoine Poletti.
Arrêté chez lui par la Gestapo le matin du 7 mars 1944. Interné à Fresnes, cellule 471. Déporté à Hanovre, camp de Neuengamme.
La famille a reçu une carte envoyée depuis un kommando — introuvable — et plus rien.
Les documents sont là, méthodiques, presque indifférents.
Une lettre d’Alexandre Parodi au ministre des Déportés.
Un certificat de validation des services.
Une demande de régularisation.
Un acte de disparition, daté du 5 juillet 1947.
Un homme classé dans une case : non-rentré. Le mot trouble. Non-rentré — comme une absence prolongée. Ni mort. Ni vivant. Quelqu’un qu’on attend encore, malgré soi.
Et soudain, il est là. Une photographie prise le jour de son arrestation — tout a été parfaitement documenté. Elle était archivée à Caen. Son image est si nette. Le grain de la peau. La naissance d’une inquiétude. Il sait que quelque chose de terrible va arriver, et il l’affronte. Mais il y a aussi une impression de douceur, qu’il compose pour atténuer notre chagrin. Il n’est pas seul. Il y a le photographe, invisible, hors champ. Alors on se demande : est-ce que le photographe a vu ce regard ?
Des employés, des fonctionnaires, des médecins, des dactylos. Rassemblés par le hasard d’un même ministère devenu foyer de résistance, place Fontenoy. Un groupe qu’on reconstitue par recoupements, fragments, lettres croisées, archives. Après sa démobilisation en juin 1940, Antoine reprend son poste à la bibliothèque du Ministère du Travail. Homme d’équipe. Discret. Corps présent, silencieux. Il entre en résistance par conviction. D’abord la propagande, les journaux transmis de main en main, les tracts pliés dans la doublure d’une sacoche, puis des rendez-vous, des contacts, des caches d’armes dans des volumes reliés. Il rejoint Plutus, puis Défense de la France, Libé-Nord. Il s’appelle Durand, Paoli, Passe-Partout. Il rassemble des résistants dans les hôpitaux de l’Assistance publique. Il fait le lien. Il développe un service de faux papiers. À Corbera, il recopie à la main les adresses, les listes, les instructions — avec une rigueur silencieuse. Corbera, c’est là qu’il vit, avec eux tous. Pourtant, il est ailleurs. Le 5 mars 1944, Antoine est nommé chef de la résistance au ministère du Travail. C’est l’apogée de sa carrière de résistant. Il est trahi. Deux jours après, la Gestapo vient le chercher à Corbera, à l’aube. Au moment de quitter l’appartement, il ne se retourne pas. Il n’a pas la force d’affronter leurs regards. Quand la porte se referme, il ne reste que le reflet blafard de la lampe d’opaline sur la poignée de laiton sculptée. Il n’entend pas leur douleur.
Pauline le revoit à la fenêtre, le matin. Dos droit. Les bras croisés. Parfois, il lit, debout. Une posture. Il lui parlait peu. Mais elle savait. Cette inquiétude légère, cette impatience.
Il semble même qu’elle l’a aidé, à la hauteur de ses moyens. On ne lui connaît pas d’amoureuse.
Peut-être qu’elle existe, tenue secrète, hors champ. Comme tout le reste. Mademoiselle C. dira sa ferveur, le ciel qui se déroule devant ses yeux, c’est comme un rêve qui attend. Est-ce que, de la cellule 471, il pense à la fenêtre du salon ? Est-ce qu’il revoit leurs visages ? Ou seulement les murs, la porte, la moquette rouge de l’escalier qu’il descendait chaque matin ? Est-ce qu’il a eu peur ? Est-ce qu’il a douté ? Peut-être a-t-il cru qu’il allait revenir. Pendant son séjour à Fresnes, on a quelques nouvelles, notamment par un prisonnier libéré, qui parle des tortures qu’il a subies, et de son silence. Une carte, en provenance du camp de Neuengamme, écrite en allemand, parvient à la famille à la fin d’août 1944. Il faudra huit ans pour le déclarer mort. Pendant huit ans, il est un non-rentré. Une présence muette, un silence qui ronge les murs de Corbera. Nul ne se souviendra de son visage. Son visage comme une ombre dans le transport parti de Compiègne le 4 juin 1944, une ombre qui s’évanouit dans le camp de Hanoverstöken, kommando du camp de Neuengamme. Une ombre dans les cauchemars de Pauline.
Est-ce qu’elle voit son visage ? Elle ne parvient pas à se souvenir comment il lui disait au revoir quand il partait travailler. Elle le revoit passer la porte. Mais ne se souvient d’aucune main agitée. D’aucun regard tourné vers eux. Peut-être que l’absence était déjà là, dans chacun de ses départs.
Je n’écris pas pour reconstituer. Je ne suis ni historienne, ni témoin. Mais ce dossier a ouvert quelque chose, une faille. Et dans cette faille, il y a un lieu, Corbera. L’appartement où Antoine a été arrêté. Celui où ma famille a vécu de 1937 à 1981. Quarante-quatre ans d’habitation, de gestes répétés, de paroles échappées. J’y ai dormi, mangé, joué. J’y ai entendu des histoires. Un lieu commun.
Ce n’est qu’après avoir lu son dossier que j’ai compris qu’il avait été pris là. Que ce seuil familier, cette porte que l’on refermait sans y penser, avait un jour été forcée à l’aube. Qu’un homme y avait été arraché au monde. Je repense aux objets, au bruit de l’ascenseur, à la lumière pâle dans la cuisine. Je me demande si la mémoire passe par les murs, les meubles, les gestes répétés. Je me demande parfois s’il reste quelque chose de cette matinée de mars 44 dans l’épaisseur du papier peint. Derriere les plinthes. Dans les silences des repas.
Je me souviens de l’appartement comme d’un lieu dense, un peu lourd. Pas menaçant, mais chargé. Maintenant que j’écris, je mesure l’ampleur de ce que nous avons habité sans le savoir. Je lis, je copie, je relis. Je cherche dans les silences ce qui résiste. Je fouille les marges, les blancs, les fragments. Je relève les annotations, les noms en haut des pages. Je me suis demandé ce que signifie être disparu, ni vivant, ni mort. Non-rentré, je m’arrête sur ces mots. Je m’interroge. Que fait une langue qui décide de la mort ou de l’existence ? Quelle violence se glisse dans ces formulations en apparence inoffensives ? Je lis un certificat de non-retour. Je lis un acte de disparition. Je lis une demande de régularisation. Et je me demande : régulariser quoi ? L’absence ? Le deuil ?
C’est l’agent du recensement qui m’a permis de retrouver la photographie. Il n’a presque rien dit, mais il a ouvert une porte. Ce visage, c’est ce qui longtemps m’a manqué pour pouvoir rouvrir le dossier Corbera. C’est lui qui a ranimé le besoin de comprendre, de reprendre. C’est par cette image que tout se recompose. Quelque chose qui flotte entre présence et effacement, dans les plis d’une écharpe.
Alors j’écris. Pour ce visage retrouvé. Pour la lenteur du silence. Pour la persistance d’une adresse dans les papiers. Il n’y a pas de plaque, pas de trace visible. Mais maintenant que je sais, je ne peux plus l’ignorer. Le lieu s’est épaissi. Je n’écris pas pour dire la vérité. Je projette, devine, imagine – et cela devient un lien aussi puissant qu’une relation fondée sur des faits établis.
Comment hérite-t-on d’un frère disparu ? Je me pose la question pour Pauline. Elle ne peut pas me répondre. Parfois, j’ai l’impression qu’elle me regarde. Et qu’elle ne comprend pas elle-même. Qu’elle a vécu avec ce manque sans le nommer. Et que ce silence m’a été transmis.
Depuis, je construis ce récit. Ce n’est pas une biographie. Peut-être une tentative de faire exister ceux dont il ne reste parfois qu’un regard, une adresse, une absence prolongée.
J’aime beaucoup ce texte. Et puis cette phrase : « Quand la porte se referme, il ne reste que le reflet blafard de la lampe d’opaline sur la poignée de laiton sculptée. » Le soucis du petit détail qui aspire le lecteur dans le texte.
Merci Philippe. cette phrase que tu relèves, tirée d’un texte écrit il y a plus de cinq ans en atelier déjà… Corbera sommeille depuis tellement longtemps !
Toujours à la recherche (poursuite ?) de tes absents. « Ce silence m’a été transmis », c’est beau parce que ce n’est pas un vide, c’est une parole latente. Peut-être ?
parfois ils me fatiguent… merci Sylvia, j’espère un jour passer à autre chose mais il y a certainement encore des paroles à accueillir.
C’est très beau. En particulier la troisième strate. Je garde pour moi « Je me demande parfois s’il reste quelque chose de cette matinée de mars 44 dans l’épaisseur du papier peint. Derriere les plinthes. Dans les silences des repas », et encore « Quelque chose qui flotte entre présence et effacement, dans les plis d’une écharpe. « .
Merci Betty, ça flotte encore un peu entre les murs, mais il y aencore des surprises qui donnent la force de poursuivre.
« Quelque chose de cette matinée dans l’épaisseur du papier peint ». Ton texte dans cet espace insaisissable…A lire l’histoire et ses enjeux je comprends parfaitement ton projet qui, jusque là, m’échappait. ..et il donne très très envie d’être suivi !
ah merci Xavier, va falloir aller au bout alors ? (sourire, c’est bien mon intention, après j’aie bien peur d’en avoir pour des années, lente comme je suis)
Oui la troisième partie particulièrement a quelque chose de vraiment fort.
Merci Jen, si le projet Corbera devait prendre la forme d’un livre je crois bien que cette troisième partie irait rejoindre la fin. Mais je vais me laisser surprendre encore.
Un sujet qui m’est proche – ‘ces absents qui nous fatiguent’ et comme toi j’aimerais bien passer à autre chose.
Ces moments d’écriture avec vous tous et François, cette recherche des formes d’écriture que nous pratiquons, m’y convie.
‘C’est là’, ‘ca’ m’accompagne, mais je me laisse surprendre par tout le reste !
Avec toi, dans ton écriture et ta démarche.
Merci Yael pour cette présence/proximité.
J’ai lu la proposition de François. J’ai pensé à toi Caroline.
Et oui une de mes idoles convoquée ici… passionante proposition, traitée un peu trop vite puisque là où je suis je suis censée travailler à autre chose… merci Nathalie.