
Je remonte le temps, je les sors de l’ombre et de l’oubli, je les remets en scène…
Ainsi, je les fais revivre un peu… »
Strate 1 – l’enquête au présent du temps retrouvé – 1972
Je croque dans ma chocolatine, suis intimidée par ces mains d’artisans, vides de présent, figés à perpétuité dans le mouvement. Gants cartonnés, raidis – sculpture d’un passé pierreux. J’imagine le photographe les installer avant de déclencher son appareil, prêts à les immortaliser en mémoire de l’Histoire minuscule d’autrefois.
Autour de moi, quelques parents et moi-même, sentons l’atmosphère étrange que dégage ce cliché. Leurs enfants les tirent par le bras pour aller au jeux en bois à l’extérieur. Il fait chaud sous ces tôles.
Journée porte ouverte à l’espace Pelecq, l’ancien hangar d’outillage des carrières de marbre, devenu le lieu artistique et artisanal de ma petite bourgade.
En ce jour, tout est affaire de cailloux.
Des clowns circulent au milieu du public, me font piocher un petit papier dans un chapeau. Je déplie – D’où vient l’expression ‘ Rester de marbre’ ?Ne laisser paraître aucune émotion, mais encore ?
Rapide recherche sur Wikipédia : « Cette expression est composée du mot ‘espace’, qui vient du latin ‘spatium’ et signifie étendue, et, du mot ‘aérien’. Il s’agit d’un découpage du ciel en plusieurs parties pour favoriser la circulation aérienne ».
Je traverse les allées du hangar. Ici atelier de tournage sur bois, là initiation au jet de propulseur sur cible, une arme préhistorique. Sur ce stand, la photo d’une carte géologique regroupant toutes les carrières des Pyrénées souvent cachées dans des grottes, piqures d’épingle sur une surface fissurée.
Me revient en mémoire cette frénésie enfant pour tirer à main levée des traits entre des points déjà positionnés sur l’espace de ma feuille. Je découvre à l’issue, le contour d’animaux disparus.
Aucune envie pour autant, de m’essayer à une arme préhistorique.
Photos regardées distraitement – débiter couper, tourner, percer, gestes ancestraux sur l’art de trancher. Cartels explicatifs : Pour extraire le marbre, le marmèr (marbrier) se sert de pics et de coins. Depuis la fin du XVIIIe siècle… Histoire du marbre, son industrialisation, les techniques d’extraction, l’éventail d’objets fabriqués – baignoires, tables, fontaines…
… plus loin, photo encore, feuilles mortes dans une boite aux lettres hors d’usage, plus loin encore, maison du propriétaire (peut-être) de l’ancienne usine pour l’acheminement de rouleaux d’acier. Le passé ne cache pas ses plaies.
Effluves en passant provenant du stand de la boulangère. Avant de m’y rendre, ma tête jette encore un œil sur un énième panneau explicatif. Je m’étonne de ma propension à vouloir ressaisir ce qui a été. Dès le XVIIème siècle, l’exploitation de la pierre marbrière d’Arudy change l’orientation économique du village et du bassin. Pour son transport, ce matériau lourd nécessite une gare ferroviaire, des portiques de manutention, des bâtiments de stockage…
Un swing manouche démarre sur l’ère du pont de levage.
Un sculpteur à barbe grise, pose précautionneusement sur un immense bloc de pierre d’Arudy, un petit bout de journal sous un galet. Coutume juive il m’en souvient, de poser ainsi une pierre pour indiquer qu’une tombe a été visitée et que le défunt a été respecté. Je m’approche de la zone de travail de l’artiste, déchiffre les lettres à peine visibles sur le petit papier de journal froissé. Il ne dit mot.
A coup de ciseaux, de marteaux et de pointes, ses bras retirent en direct de la matière à un immense bloc de pierre d’Arudy. Ses mains sont enfouies dans des gants recouverts de poussière coupante. Il garde à l’œil le petit bout de journal.
Mémoire d’un fait divers qui a fait date.
« Hier, vers midi, une jeune arudyenne de 12 ans perchée sur la plateforme du pont de levage, a sauté. Un jeune garçon de son âge tente de l’en empêcher… » La République des Pyrénées – 6 aout 1972
Strate 2, présent de l’expédition – Aout 2025
Pique-nique dans l’herbe – parasol, casquette ou chapeaux en paille. D’aucuns piochent dans leurs paniers, d’autres font la queue devant des food-truck ou des stands recouverts de préparations faites maisons par l’association Pelecq. Les enfants courent partout dans la friche de l’ancienne gare. La route n’est pas loin, des barrières de sécurité sont installées. Des centaines de vélos sont garés, un peu n’importe comment. C’est joyeux.
Le concert bat son plein.
Je regarde le pont de levage. Juste derrière, la paroi d’un autre hangar recouvert d’une fresque graffiti ouverte aux quatre vents depuis la dernière tempête. Le soleil de midi et au zénith.
J’imagine une projection en plein air, ici dans cette friche d’Arudy, du film des frères Lumières, la magie de partager l’expérience de l’arrivée d’un train dans une gare oubliée. Fin XIXeme, en gare de la Ciotat, le début du cinéma.

Strate 3 – Le présent de l’écriture – Intemporel
J’entre dans un labyrinthe d’écriture, un rêve de spectacle.
Je glisse dans ma dérive, laisse venir le paysage. M’arrivent et disparaissent des bribes d’images furtives, des images brutales, de sexe, de mort. Dans une toile dressée sur un mur au loin, UN ACCIDENT.
Je pense à la lumière rougeoyante d’une terre bouillonnante, une lave qu’on ne voit pas arriver. Je pense à ces regards qui éclairent un espace parce qu’ils le regardent, des regards de l’intérieur de soi. Je pense que ces regards sont la lumière.
Je rêve que la plate-forme du pont de levage, devienne scène, plateau. Des gens là-haut déambulent, comme dans une expo. Silencieux, presque dévots, ils choisissent de regarder là, ou plutôt ici, à cette distance précisément, ce tableau ou cette photo d’abord. A chaque pas, ils attendent de voir et parfois voient, mais parfois ne voient rien. Ils passent ensuite leur chemin, et espèrent peut-être voir mieux une prochaine fois.

La gare st Lazare

de La Gare Saint-Lazare.
Le pont de levage est une arche, l’arche est le tableau, le tableau est un MUR. On peut rester derrière. Je pense à tous ces murs qui séparent les frontières. On est devant ou derrière, sans vraiment savoir.
Je pense à un jeune homme dans le mur, coloré par sa transparence, derrière une lumière diffuse, enveloppé peut-être par une fumée. Je pense que le mur est transformé par lui, et que lui ne sait pas qu’il est transformé par la lumière du mur.
J’entends des sons. Une partition s’écrit en marchant sous l’arche, des pas-sons s’accordent au rythme d’un piano au sol ou peut-être l’inverse. Ils renvoient des croisements multiples et aléatoires de vibrations. Les sons viennent de devant le mur, de derrière aussi, le traversent et s’y cognent. J’ai besoin d’entendre car j’ai du mal à voir. J’entends que j’ai envie d’entendre des voix humaines.
Je sens que je traverse des couches successives de moi et du monde, que tout se transforme, même sans moi. Je sens que j’ai peur de ce monde désert de voix, que peut-être à ce moment précis de l’ACCIDENT, je veux partir. Je sens que je peux choisir de rester aussi, et continuer ce parcours que la lumière révèle. Je peux tout : partir, rester, être dans l’ombre. Je peux m’approcher plus près de la chaleur du jaune soleil, me brûler un peu, pleurer sur le rouge sang. Je veux m’alléger un peu dans le bleu du ciel, me perdre dans la nuit de ma non voyance. Je peux écouter les battements affolés de tous les cœurs dans la couleur du son, je peux m’éprouver à eux, traverser le mur et écouter nos solitudes reliées.
J’écoute mon désir de fuir. J’écoute mon désir d’entendre. Je traverse le monde derrière et devant le mur, dans la lumière ou le noir, avec le son ou pas, poussée par l’aléatoire du désir. Un labyrinthe de lignes se croisent et s’enlacent. Des lignes tracées par chacun, chacun à son endroit, tous seuls, et reliés peut-être. Un aléatoire infini sur des portées cacophoniques.
Là-haut sur la plateforme de l’arche, entendre un texte peut-être, par bribes, l’écouter dans un casque d’expo. Un bouton sur lequel on appuie pour commencer ou pour cesser d’entendre. Décider d’entendre, entendre comme on peut, rester de marbre peut-être.
Peut-être, une architecture, de mots à construire, une démolition, une reconstruction. Un mouvement au-delà de soi sur une hauteur qui invite au vertige. Peut-être traverser ce mur, tous les murs, transformer l’oubli par l’urgence partagée. Peut-être, ensemble au bord du gouffre, sentir la chute possible, aux côtés d’acrobates suspendus, de musiciens de fanfare, de danseurs voltigeurs. Peut-être une marionnette, une pierre bleue géante aux bras rattrapeurs, pour jouer avec les frères Lumière dans les graffitis du mur éventré, pour…

Là, je laisse le paysage se reposer en moi.
Les jours d’après, j’y repense. Un rêve désincarné, juste une pensée traversante tout ça. Tout ça quoi ?
Des lumières pour dire le monde sans espoir, la chute et l’accident ? Un spectacle pour redire un désespoir qu’on sait ?
Je regarde en moi, mes gros plans, mes tranches de vie microscopiques. Je regarde soi, et soi ailleurs que là, mais là quand même, dans des zones d’avant et d’après, de devant et de derrière. Peut-être le devant et le derrière de moi. Je revois des lumières, pour toucher sans attraper. Je suis tantôt aspirée, emportée dans le paysage, tantôt au bord du tableau, au bord de la chute.
Je repense à ce rêve fait il y a des années, dessiné et accroché au mur de mon salon. Un rêve en noir et blanc, une masure abandonnée depuis longtemps. D’une fenêtre obscurcie, sort un lierre tout vert. Le seul point de lumière.
Je repense à ce rêve de « spectacle de lumières », à ce « texte-paysage », dit par une guide de musée. J’entends malgré moi une voix froide, en marche, qui entre dans les tranches du tableau, se suspend aux fils des nuages, bruisse au feuillage d’un arbre, traverse la fenêtre d’un hangar, s’envole dans une nuée de cendres, s’écrase au pied des hommes…
C’est une boucle sans début ni fin, une bobine que j’enroule à reculons, un gant retourné, une histoire du passé ou du demain, que j’oublie mais qui revient.
Influences
– ‘Paysage sous surveillance’ de Heiner Muller
– Le très inspirant texte d’Hélène Gaudy – ‘Monde sans rivage ‘- l’ombre de blocs de textes d’elle en guise d’appuis pour rebondir sur les miens, tant je me sens proche.
– Arudy, une bourgade que je quitte bientôt pour Paris. Mon départ, une arrivée.
– Je ne travaille pas pour la Communauté de communes, promis.
– « Tout ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence »
– L’image ? Pour qu’elle ne soit pas anecdotique ?
Je ne saisis pas tout au premier déchiffrage, c’est dense, c’est riche, suis happée par des musiques (le swing manouche sur le pont de levage et son alexandrin augmenté) et des images, et touchée par le corps à corps avec le paysage, laissé « se reposer en moi ». M’en vais relire avec la loupe, merci déjà.
OUI Anne
Les consignes de François m’emmènent dans tous mes recoins. J’explore un peu au delà de mes limites, retrouve des imaginaires oubliés, les relie/s, les fais circuler.
Le résultat est pour le moins étrange.
A chaque consigne, une ligne se creuse davantage. Depuis Gaelle Obliegy et l’ombre #6#, ce croisement entre l’homme et l’enfant avec Lucy Ellman #7#, ce « Vu, lu » #8# avec Nathalie Sarraute, IL et ELLE ont surgi et ne me quittent plus.
Dans ce dernier texte #12# Helène Gaudy », ils sont là mais en arrière plan. J’ai essayé de prendre du recul pour positionner IL et ELLE ailleurs,. Je ne les nomme pas. Je leur ai choisi un lieu, le passé industriel d’une bourgade des pyrénées, je pose sur cette histoire, un regard extérieur avec de deux nouveaux personnages, le sculpteur et moi même. Il sculpte cette enfant, je la découvre au travers de ce petit encart de journal et de l’attention que cet artiste lui prête.
Je ne sais pas bien où je vais, peut-être ce besoin de dire là où ça ne dit pas, de voir là où ça ne se voit pas.
Mais je me perds souvent !!! Et je te remercie de m’inviter à mieux comprendre là où je vais.
A la relecture ce matin, ce sont les « je veux », « je pense », « je rêve », « je sens » qui mènent la farandole avec une traîne de matériaux divers qui démultiplient les strates dans les strates. Je comprends la sensation de perte (un peu trop bien 😉 mais insiste sur la richesse de ce qui est mis en mouvement.
On sent un fil qui se déroule ou plutôt se déploie. Une sensation en amène une autre, puis une autre, puis une autre. Il ne faut pas chercher à trouver le sens de ta pensée, juste faire résonner en soir les images que tu offres (c’est quoi que j’ai lu ton texte). Merci !