#rectoverso #12 | Illusions d’Œben

Escher / Métamorphoses

Je suis l’homme à genoux. J’ai du mal à me reconnaître dans cette position, vu de dos. J’ai l’habitude de me voir assis sur les photos et entouré. À une terrasse avec des amis. Pendant les séminaires aussi, il y a toujours quelqu’un pour prendre une photo du « public captivé par l’intervenant »… Ou bien debout, dans les cocktails qui suivent. Ou sur des photos de mariage. Je dépasse d’une demi-tête le petit groupe qui m’entoure. Ce que je vois le plus fréquemment de moi, c’est mon visage, vite fait le matin dans la glace et surtout sur les badges et les accréditations. Bref, je ne me suis jamais vu ainsi. Personne ne s’est probablement jamais vu ainsi. C’est assez perturbant, mais c’est bien moi. (…)

Sur la deuxième photo, j’ai l’air petit et écrasé, mais je ne me sentais pas du tout comme ça quand elle a été prise. Il peut m’arriver de me sentir comme ça, mais pendant tout ce moment à la porte ce n’était pas le cas. Ni pendant le voyage qui m’avait conduit là. Ni à aucun moment de cette drôle d’histoire. Je ne sais pas à quel instant précis les deux photographies ont été prises, ni par qui. Évidemment, depuis que je l’ai vue dans le catalogue d’exposition des Cinq Séquences, j’ai une petite idée de l’identité de la photographe, mais pour l’instant du déclic, ça reste une reconstruction. Un jeu de l’esprit. Je suis plutôt un scientifique, alors je ne me fais pas trop d’illusions sur cette méthode. D’ailleurs, même ce que je viens d’avancer sur l’identité de la personne derrière l’appareil… rien n’empêche de penser que c’est un des gardiens que j’avais croisés à l’entrée, ou dans les étages. Ou la femme à la liasse de papiers à qui j’ai demandé quoi faire de la clé puisqu’elle n’ouvrait pas la porte. Je ne me rappelle pas son visage. Les feuilles étaient d’un vert pâle, amande, probable pour de vieux formulaires administratifs… ils dépassaient de ses bras et mon attention a été attiré vers sol, d’une espèce de vieux rose… Je ne me rappelle pas son visage. La photo du catalogue me dit vaguement quelque chose, mais c’est plus lointain, plus ancien… De toutes façons, je n’étais pas là quand les photos ont été prises. Je veux dire que j’étais absent. Les gens qui me connaissent disent que j’ai une grande capacité de concentration. C’est flatteur, mais faux. Dans les faits, je me laisse absorber facilement.

Après quelques instants, la clarté du sol provoque un léger vertige. Le personnage en noir semble détouré. Il devient difficile de savoir si on a véritablement affaire à une photographie, à la photographie d’un tableau, ou à une image retouchée, voire générée artificiellement. Cette impression est accentuée par le motif géométrique répété sur le marbre : un emboîtement de cubes aux faces de mêmes couleurs, jouant avec l’orientation de la pierre (du travertin ?). Ce dessin, fixé quelques secondes, semble bouger, sortir de lui-même, comme ces images 3D qui faisaient fureur vers la fin des années 80. L’homme à la clef diminue d’autant, perdu dans un espace hors normes. Un lustre, invisible à nos yeux, se déduit des ombres et les reflets froids de ses pendeloques qui augmentent l’effet matiéré du marbre sans éclabousser le manteau du voyeur agenouillé en bordure. La pièce cachée est, elle, éclairée a giorno, ainsi qu’en témoigne l’indiscrétion de la serrure, laissant filtrer un rai de lumière chaude contre ses boucles noires. Il faut une attention soutenue pour découvrir ce détail et, sans user d’une loupe, il est impossible à distinguer.

Au début… je suis très intrigué. Cette clé qui n’ouvre pas la porte, je ne comprends pas ce que je dois en faire. Je tourne dans la pièce sans arriver à me décider. Partir ? Rester ? Aujourd’hui, je dirais que je savais bien ce qu’il fallait faire. J’avais dû voir la lumière passer par la grosse serrure. Mais je suis gêné et quand je suis gêné, je ris doucement et je suis incapable d’agir franchement. Mon amie est très différente : si quelque chose la met mal à l’aise, elle fonce dedans… Mais oui, il n’y a pas de raison :  l’espèce de grand vestibule est désert, on m’a reconnu, on m’a conduit là, on m’a donné la clé. Je crois que ce qui m’empêche c’est la peur d’être pris l’œil au trou. Je veux dire, pas la situation, mais l’expression. On me décrit un peu vite comme quelqu’un de coincé. Ce ne sont pas tant les actions qui me gênent que les mots qui s’inscrivent dans ma tête pour les décrire. Dans les faits, je ne me trouve pas coincé du tout. J’ai même été modèle pour les peintres pour payer mes études, c’est pour dire ! Il y avait aussi le geste. S’agenouiller. Je ne fais pas ça… Je ne suis pas croyant, je ne fais pas de yoga… Mais me pencher de toute ma hauteur vers le trou, les fesses en arrière, c’était pire. Alors, je suis là comme ça et j’hésite. Tout est très silencieux. J’entends vaguement une visite au loin… Et là, le plancher craque au-dessus de ma tête. Je fais attention à ne pas rester sous le lustre en cristal, j’ai toujours peur que ça se décroche. Je le regarde. Je me rappelle une histoire en Inde avec un lustre en cristal et un éléphant. De fil en aiguille, je rase les murs et je me retrouve devant la double porte, massive. Et tout d’un coup, je suis à genoux.

Quand j’approche mon front de la porte, il est d’abord difficile de soutenir le rayon de lumière. J’ai l’impression d’être chez l’ophtalmologiste. J’ai subi cette opération banale pour la myopie… c’est le même effet laser. Vous voyez ? Il y a aussi une odeur douce, entêtante, anesthésiante, mais très agréable dans le même temps, que je ne peux pas m’empêcher de respirer. D’abord je pense qu’elle vient de la pièce fermée, alors je pose mon nez sur le trou de la serrure. Je me dis que si quelqu’un passe, je vais mourir de honte, et pourtant ça m’amuse. C’est une vieille honte, une honte de la petite école… Elle n’est plus vraiment à ma taille. En tous cas, à l’intérieur, ça ne sent pas bon du tout. White Spirit. Ou Térébenthine. J’aime bien ces odeurs d’ateliers d’habitude, mais j’en attendais une autre, plus sucrée, une odeur d’amande, de colle Cléopâtra. C’est la porte qui sent comme ça. Pas l’autre pièce. La porte, j’y colle mon nez. Mon œil s’habitue. La peur de la brûlure se calme. Je fais le point et je pense à mon œil comme à une focale, à ma paupière comme à un obturateur… L’ironie, hein ? Je dirais que c’est à ce moment-là que la première photo est prise.

Les deux images sont quasiment identiques. Le lieu, la lumière, l’angle de vue, l’homme en noir agenouillé… jusqu’aux éclats du lustre qui semblent parfaitement superposables. Pourtant, une impression radicalement différente se dégage de chacune. Pour faire vite, je dirais que sur la première, le sujet est un homme et sur la deuxième, un mannequin.

(…)

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

11 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | Illusions d’Œben”

  1. Pour faire vite…
    ce texte se lit lentement comme pour apprécier chaque détail et toutes les beautés des matières travaillées par les hommes, le bois, le crystal…un jeu de lumière magnifiquement orchestré… la suite!!

  2. Quel beau travail ! On aime tout, : les descriptions du personnage, les supputations, les informations sur les marqueteries d’Œben ou sur les lustres du maharadja. Bravo et merci l’artiste !

  3. Chère Eve, chère Emilie, merci pour vos retours : ce texte appartient à un ensemble (5 Séquences) qui me tient très à cœur mais exige une longue haleine. Votre enthousiasme en comme une gourde d’eau fraîche sur la route. Au plaisir de vous lire à mon tour.

  4. La beauté du frisage me touche absolument, merci pour cette découverte. Et le récit du personnage à genoux, toute la réflexion autour j’aime et merci également pour ton passage chez moi. Belles écritures Emmanuelle.

    • Chère Clarence,
      Pour les gens de scènes, comme nous, je crois que la posture est véritablement un clé d’écriture. Qu’en penses-tu ?

  5. J’aime particulièrement la précision et la rigueur de la langue qui soutiennent, rendent crédible, vivante une scène qui relèverait sans cela, me semble-t-il, de l’incroyable (ou tout au moins, de l’étrange) (mais je n’ai pas lu les quatre autres séquences). Quelle maîtrise!

    • Chère Betty, ta synthèse m’indique que je suis sur la voie. Celle de l’étrangeté plausible. L’exercice choral m’a bien aidée : j’ai du mal à renoncer à un certain niveau de langue, mais par contrecoup, mes personnages se ressemblent trop dans leur façon de parler. Ici, j’ai pu me lâcher dans les strophes en italiques et faire parler un bonhomme plus simplement, celui à qui « s’est arrivé ». Je crois que c’est ce qui permet de lire tout ça en mettant l’incrédulité en suspens, comme dit Coleridge.

  6. J’avoue que je n’ai pas compris de quoi il s’agit.
    Je me suis laissée envoutée par le rythme, les rythmes et par la profusion d’images générées. Ce qui m’a aussi beaucoup plu, c’est ce personnage pris dans la masse et s’y détachant. J’ai pensé à Kafka. Merci pour la conduite de cette étrangeté.

  7. « Je suis l’homme à genoux. J’ai du mal à me reconnaître dans cette position, vu de dos.  » Vertige des images . Richesses des images qui s’emboitent nous tiennent et nous perdent du sol au plafond en passant par un trou de serrure ( j’adore l’histoire des éléphants et la posture à genoux dos courbé et cul en arrière prise sur le vif ! ) : Illusionniste et conteuse érudite. Merci