Je m’arrête à un détail, les yeux de l’homme, ses yeux bridés, son regard doux et sa main posée sur le bras d’une jeune européenne. Elle porte une robe habillée, rehaussée d’un crêpe transparent et léger, coupée sous le genoux pour les cacher et libérer un bas de jambes fin et galbé, des chaussures à talons mi-hauts plus chics que ceux de la mariée avec ses souliers blancs peut-être prêtés pour l’occasion, sinon quand les remettrait-elle, et sa robe droite bien loin de ressembler à ce que sont devenues les robes de mariées depuis quelques décennies, une robe à la coupe simple, de couleur claire sans être blanche, le cliché en noir et blanc ne permet pas de trancher, peut-être est-elle crème ou jaune pâle, je ne sais rien des habits de mariage dans la campagne beaujolaise en 1930. Si je devine que le jeune asiatique est l’amant de Marie la plus jeune des sœurs Coston dont Louise est l’aînée des filles, je ne reconnais pas les autres invités, là ce serait son frère à lui et sa femme peut-être, ici une sœur d’elle, laquelle ? Céline ? Augusta ? Tous sont jeunes, habillés en dimanche, viages sans expression tournés vers l’objectif d’un mauvais photographe qui les a installés vaguement, le groupe est de guingois, on voit mieux le carrelage de la salle que les visages. Est-elle heureuse ce jour-là ? Où est sa mère ? Encore à Neuvéglise ? Dans combien de mois, je crois que ce sera moins d’une année, Marie sera-t-elle emportée par une mauvaise fièvre ? Pour la photo, elle rayonne, elle occupe l’espace par sa beauté étrange sublimée par la proximité protectrice du jeune amant qui tient son bras, il a une présence naturelle auprès des visages fermés des autres invités et cela incite à l’extrapolation, sa voix est-elle douce ? A-t-il un accent ? Son costume bien coupé et le soin qu’il porte à Marie en font un personnage qu’on voudrait connaître même si son nom est depuis longtemps perdu.
Louise a autour de vingt-cinq ans, elle connaît Etienne depuis son premier travail dans les beaux hôtels parisiens. Elle a presque vingt ans, elle quitte le service de bonne à tout faire chez un docteur occupé trois ans, ne pouvant plus supporter ses pratiques interdites, celles qui libéraient les femmes de grossesses non-désirées mais dont elle, jeune paysanne du Cantal devait débarrasser les restes. Elle a tout compris, au demi-mot du docteur et son injonction à ne jamais rien dire à personne, elle prie Dieu de lui pardonner, elle en pleure de terreur, l’église de Neuvéglise montrait très bien l’Enfer, elle l’avait vu en face toute son enfance, plus que détaillé et regardé pendant le heures de catéchisme et les messes, elle ne veut pas — à cause d’une complicité imposée — y séjourner toute l’éternité, le purgatoire l’attend c’est sûr et cela reste déjà bien difficile à admettre. L’Enfer est terrifiant pour elle à cause de l’impossibilité de retrouver un peu de paix après cette vie déjà dure, de retrouver ses chers morts, et d’être inondée de cet amour divin dont elle imagine la douceur. Ce jour d’automne dans la salle du restaurant de Poule les Echarmeaux, elle se marie avec Étienne, Esteban de son véritable prénom, mais il ne le prononce plus et lui dit appelle moi toujours Etienne devant les autres, et devant ta famille. À propos de son nom à elle, il dit toi je t’appellerai Louise, je ne vais pas m’entendre moqué par la brigade en t’appelant Anne, Anne pas question, pour moi et tout le monde tu seras Louise, et c’est ce que tu diras partout si on te le demande, je suis Louise Coston jusqu’au mariage, et dis-le à tes sœurs qui t’écrivent si souvent, c’est le nom pour la concierge qui monte le courrier, pour tous et toute notre vie nous serons Étienne et Louise. Anne devenue Louise par timidité maladive ou snobisme d’un mari bougon, souvent triste, qui sourit peu, se tient raide et bien droit. De taille moyenne, il compense le complexe qu’il a de sa taille grâce à sa chevelure, son type espagnol le sert bien, et il entend dire qu’il a un air avec Rodolphe Valentino, en plus osseux et un regard plus dur, mais cela plaît à Louise, le contraste de son regard et la souplesse de ses cheveux noirs en mèches gominées vers l’arrière. Il est bel homme, s’est-elle dit le jour de leur rencontre. Le mariage a lieu à Poule-Les Echarmeaux, l’enfant naîtra dans trois ans, Marie sera morte, l’amant au nom perdu ne reviendra jamais, on retournera faire les saisons à Chantilly et à Enghien, Esteban et son frère seront fâchés un peu plus encore, les belles-sœurs s’ignoreront définitivement. Pendant l’intervalle des trois ans la pension de famille ne réalise pas le rêve de réussite des deux couples : être indépendants et bien gagner. Un jour, Esteban refuse de cuisiner, un autre c’est André qui au lieu de vendre le vin, ouvre et finit les bouteilles. Alors les deux femmes s’éreintent, l’une à la cuisine et l’autre en salle, pendant que leurs hommes, les deux frères, se disputent et se reprochent de ruiner l’autre. Aux commandes, la lyonnaise plus gouailleuse prend le dessus, le fille du Cantal se laisse mener, les tensions augmentent c’est obligatoire, alors quand les punaises de lits, cadeau des rouliers, persuadent les maquignons de faire étape chez la concurrence, c’est la fin de la parenthèse.
Le papier raidi et un peu incurvé de la photo montre des signes de vieillissement, il a plus de quatre-vingt dix ans. J’ai posé les clichés et quelques autres, emballés dans plusieurs épaisseurs de papier de soie et un morceau de drap, bien à plat sur l’étagère d’une bonnetière, au-dessus de son lourd tiroir, ce sont des épreuves avec un numéro comme piqué de trous pour les rendre inutilisables si elle ne sont pas rendues, ce qui est arrivée puisque je les déballe encore une fois pour détailler ce 8 et ce 3 détouré avec une pince à chiffre, j’y vois une tracé teintée de rouge, le papier s’abime, le 8 et le 2 d’une autre prise en meilleur état me permettent de déceler dans l’image sous le même angle qu’un pied a bougé, ou que le penché d’une tête ou le pli cassé d’un pantalon sur une chaussure cirée sont légèrement modifié. À l’arrière de la photo, le nom du labo de Lyon, d’autres chiffres, ni date ni nom de lieu. La surface grise contient toutes les composantes d’une histoire, mais ne révèle rien, terne et muette, il me reste le choix d’inventer ou de renoncer, je m’accroche à un détail qui incite à suivre une piste, le carrelage par exemple, ou le zinc dans le fond, une coiffure, un gant, un foulard, un pauvre collier de perles autour du cou de la mariée. Faut-il partir en chasse ? Faut-il laisser le trou du temps se refermer, définitivement cette fois, je suis la dernière ou presque à pouvoir aligner quelques éléments, quelques anecdotes, moi et les livrets de familles, les recensements, les livrets militaires, les vieux courriers, et d’autres photos, les archives de Badalona en Espagne, celle de Lyon ou de Saint-Etienne, accumuler d’abord et hiérarchiser ensuite. Comment décider si l’Espagne est la bonne entrée en matière ? Les documents commerciaux ne permettent-ils pas à moindre distance de chez moi et sans frais, de retrouver les éléments d’un puzzle dont on sait qu’il restera incomplet…et pourtant l’assemblage et la révélation d’une scène ne vaut-elle pas la peine, pour rendre aux morts leur place.
J’ai beaucoup aimé le charme désuet des photos et leur description. On se plaît à imaginer des vies quand on les regarde.
Un charme fou et le mystère ! Merci du passage Émilie,