Découverte des documents et outils
C’est rangé, dans le tiroir du bureau qu’il a fabriqué lui-même, comme tout ce qui s’est fabriqué en bois dans le minuscule appartement. Il travaille de nuit, à la construction, réfection, réparation des décors des vitrines du Bon Marché. Il est titulaire d’un Certificat d’études et d’un CAP de menuiserie. Cela ne suffit plus, depuis qu’il est père de famille et que les ambitions de sa compagne semblent le pousser à aller voir ailleurs. Pourtant, il aime ce travail, peut-être surtout pour la traversée de Paris à vélo aux heures les plus calmes. La grande ville ne lui fait pas peur quand elle est presque vide.
Les documents : un traité de métré intitulé ‘Nouveau manuel complet du métreur et du vérificateur en bâtiments’ – copie d’un ouvrage manifestement très ancien, sans doute n’en a -t-on pas publié d’autre depuis longtemps -, un manuel de comptabilité, un grand cahier dans lequel il a retranscrit les cours suivis au mieux, un autre, plus petit, comme un cahier de travaux pratiques, une page à petits carreaux alternant avec une page blanche. Celui-ci est plein de croquis qui ressemblent à des plans, tous porteurs de cotes précises. L’élève est studieux, son orthographe est parfois fautive mais ces cahiers là sont manifestement personnels. Les livres, les notes sont là pour préparer l’examen qui peut-être l’angoisse. L’examen qui devrait le conduire vers une autre vie. Ce sont les années 50, il y a du travail pour tous, surtout dans la construction et la reconstruction. La guerre a détruit son lot de bâtiments, il y a encore des chantiers en cours un peu partout.
Présent de la découverte
Il faut vider la maison. Ses occupants n’y sont plus, n’y seront plus jamais. Il y a ces meubles plutôt massifs, dont elle sait qu’ils sont venus du petit appartement où elle a grandi. Il y en a bien d’autres aussi, puisque là, il y avait de la place. Cette maison n’est pas vraiment la sienne, elle y a passé peu de temps, c’était trop tard, elle est partie. Mais elle est pleine.
Le petit bureau dans la grande chambre occupe modestement un recoin sombre. Même pas une lampe. Pourtant, elle sait que son père s’y asseyait souvent. C’est la première fois qu’elle ouvre le tiroir. Posée sur une pile de papiers jaunis, un ou deux livres et quelques cahiers de différentes tailles, une boite carrée. À vue d’œil, huit centimètres de côté. Ça doit être du carton recouvert d’un faux cuir pourpre. Elle est fermée par un crochet qui pivote pour s’insérer dans un minuscule anneau sur l’autre côté de la boite.
Elle ouvre. Une face moirée rouge, l’autre en velours bordeaux creusée pour faire place à une médaille ronde de bonne taille, environ six centimètres de diamètre. La face visible représente en gros plan un menuisier à l’établi en train de raboter une grande pièce de bois, il y a deux ou trois autres minuscules personnages en arrière plan qui s’agitent dans un cadre feuillu où se cache un chamois. Elle sort la médaille de l’alvéole veloutée et la retourne. Elle est lourde, du bronze peut-être. L’arrière porte le nom de son père en jolies capitales, une date (1954) et l’intitulé : Chambre syndicale des entrepreneurs de menuiserie et parquets. Pas d’acronyme, un intitulé détaillé, ronflant, flatteur probablement pour le récipiendaire. Sous la boite et sa médaille, sous les livres et cahiers, une longue enveloppe bistre, fermée. Elle ouvre : diplôme de métreur, acquis par Mr F.M, en mai 1954.
Présent de l’écriture.
Je connais cette histoire. Je peux la raconter. Elle correspond si bien au côté ambitieux de ma mère, une ambition qu’elle transmet aux proches (et j’en serai, plus tard, moi aussi), les incitant à se dépasser, à avoir eux aussi un peu plus d’ambition, à ne jamais rester modeste.
L’histoire, c’est celle-ci : mon père, épousé dès son retour d’Indochine -comme on disait alors- et par la même occasion sorti de sa campagne pour venir vivre et travailler à Paris, chose à laquelle il n’avait jamais pensé, avait trouvé un emploi utilisant ses talents de menuisier, talents qu’il n’avait guère eu le temps d’exercer à la fin de son apprentissage, une ou deux années seulement avant de s’engager et d’être expédié à l’autre bout du monde, pour une guerre qui ne le concernait pas. Ils avaient correspondu, les soldats avaient alors une ‘marraine de guerre’. Amours épistolaires et mariage au débarquement. Paris, les grands magasins, les vitrines à entretenir ou agencer, travail de nuit avec une apogée en décembre, avant Noël et les ours en peluche à disposer dans des décors faussement neigeux.
Le travail de nuit, c’est éreintant, et ça ne facilite pas la vie familiale.
La combative jeune femme découvre une formation qui lui semble parfaite pour son homme. Il se soumet, chose qu’il fera encore et encore au cours de leur longue vie commune. Il se soumet, et travaille d’arrache-pied. Il se révèle talentueux, inventif même, il découvre les fondements du métier qu’il ne connaissait que par les mains, celui qui lui valait une phalange en moins à l’index droit, les machines sont traîtres. Il en comprend soudain les principes, heureux que ce qui lui importe le plus, la Matière, le bois, restent au centre de ce que lui révèlent les livres et les professeurs. Il sort premier de sa promotion. À la porte du bâtiment où sont affichés les résultats, un homme bien mis, chapeauté, en manteau, s’approche. C’est vous que je cherche, lui dit-il. J’ai exactement besoin de ce premier de la classe que vous êtes.
On appelle ça une carrière. Il travaillera pour l’homme au chapeau, entreprise paternaliste et accueillante, toute sa vie. Un havre de paix, et toujours la Matière à disposition. Mais je n’avais jamais vu la médaille, ni le diplôme parcheminé.
Très joli texte, plein de tendresse pour cet artisan talentueux.
Merci pour ce texte tout en délicatesse.
Magnifique texte Brigitte. J’ai tout aimé, tout vu, tout senti. Aimé le découpage du récit, les phrases qui nous emmènent au dévoilement personnel. Les portraits et cette ambition qui a fait éclore le potentiel. Bravo.