Strate 1
Les photos s’accumulent, il s’en compte peut-être cinquante – elles ont toutes des plans différents, séparés, adjacents sauf certaines (le mariage par exemple : c’est un portrait en pieds – en 1945 : ils posent tous les deux, elle est à son bras droit, à moins que ce ne soit lui qui soit à son bras gauche – en réalité elle et lui sont simplement côte à côte, ne se touchent pratiquement pas – elle, elle se tient un peu devant lui les bras repliés à angle droit devant elle les mains tenant un bouquet et masque le bras droit de son époux – ils sourient comme de juste, mais sans montrer les dents, elle se tient un peu penchée en avant, lui se trouve aussi un peu penché, très légèrement vers elle (ces postures qu’on voit très souvent sur les selfies, comme pour entrer dans l’image alors qu’il ne fait aucun doute qu’on y soit) (il se peut qu’il suffise de redresser un peu l’image pour pallier cette espèce de défaut) robe blanche et longue, tulle fin voilant les cheveux au diadème de fleurs, lui en frac noir fermé d’un bouton, gants blancs pantalon gris foncé et chemise blanche cravate nouée au col cassé – le décor est vaguement champêtre ou rural, c’est un jardin, aux arbres point ou peu de feuilles, pas certain qu’il se trouve en ville, on discerne quelques collines en fond d’image – il semble qu’il fasse assez beau – leur mariage date du 5 avril 1945 (ainsi donc que la photo)
Le 5 avril 1945, au sanctuaire de Notre-Dame des Lumières dans le hameau d'Alberici, eut lieu le mariage entre l'honorable Aldo Moro et Eleonora Chiavarelli, célébré par Mgr Nazzareno Fabietti.
l'organe municipal de Montemarciano en date d'avril 2020 :
Montemarciano : il y a 75 ans, Aldo Moro épousait Eleonora Chiavarelli dans le hameau d'Alberici.
) c’est une autre image dont il s’agit, aux plans multiples. Elle est en noir et blanc comme on dit (on y trouve peut-être pas toutes les nuances de gris, mais un bon nombre) . Le premier plan montre deux hommes de profil : un homme en blanc capeline et calot au moins (le pape Paul 6, n=262, Gian Battista Montini pour l’état civil – il est de 97 du dix-neuvième) qui serre à deux mains l’une (la droite) d’un homme en civil à lunettes d’assez grosse monture, plus petit en costume de ville, de profil et qui sourit (Giorgio La Pira, maire de Florence, démocrate-chrétien, il est de 4 du vingtième siècle ; il meurt en 77). C’est comme si le second voulait s’emparer des deux mains du premier pour les porter à son cœur. Ils se regardent, les yeux dans les yeux (de l’amour ?), l’un (le souverain pontife) semble avoir parlé au second qui peut-être remercie. Ces deux hommes sont connus pour leur très forte piété vis à vis d’une religion chrétienne certes mais œcuménique et tendant la main au monde laïc. Au deuxième plan, à gauche et à demi-caché, un prélat (probablement cardinal, je reconnais ça à sa grosse ceinture sans doute dans les rouges) que je ne parviens pas à identifier sourit et regarde l’homme en civil. Entre les deux hommes, à un plan un peu plus éloigné que le prélat mais au presque centre de l’image, le visage d’une femme blonde, cheveux serrés, portant lunettes des lunettes de soleil qui me la rendent assez mystérieuse (elle regarde vers la droite – et donc sa gauche) quelque chose, hors champ, elle se tient de trois quarts probablement de plus petite taille que les deux hommes et que les deux autres participants du second plan (elle, elle est au troisième) que sont le prélat donc et un autre homme presque complètement caché mais en civil lui aussi (on distingue en bas de l’image à droite du cadre au coin droit sa manchette dépassant de la manche de son costume qui suggère, quand on y voit de plus près, un genre assez habillé, peut-être du style smoking), qui sourit lui aussi abondamment parce que le moment est joyeux (ce qui ne semble pas être le sentiment de la blonde). Sur la droite de l’image, le visage d’une femme très souriante elle aussi, elle porte une toque de fourrure semble-t-il très chic pour l’époque je suppose mais qui suggère un passage assez éclair dans les lieux, elle donne un regard face caméra qui montre son contentement de participer à cet événement. Au fond de l’image, presque dans l’ombre, quelques personnages, trois ou quatre très semblables, des femmes semble-t-il, qu’on reconnaîtrait à leurs colliers en sautoir et perles blanches, on ne distingue rien de leurs visages, elles sont vêtues de noir mais sont plus haut placées, peut-être sur quelque marche. Elles se tiennent au fond de l’image et sans doute de la pièce, il me semble qu’il s’agit d’une image réalisée en intérieur. On distingue entre elles et les personnages des premiers plans encore le crâne d’un homme qui passe et d’autres personnes encore qui assistent à la scène.
Strate 2 : Montini
c’est un monde qui est fait de rumeurs – c’est juste le notre, on est là et on imagine : l’homme en blanc est âgé à ce moment-là, il va vers ses quatre-vingts, il a toujours été de santé fragile et évidemment qu’il le sait – il travaille à la santé et à la bonté des âmes, sans doute, c’est peut-être ce qu’il veut croire, il travaille à la foi et à la croyance, mais il reste d’abord un chef d’état. Il y a une image qui le montre sur une petite estrade couverte de satin noir, dominant de peu la famille, endimanchée fatalement – il y a là Aldo sa femme Eleonora et leurs quatre enfants adolescents. Une image des années soixante peut-être, sans doute. C’est que Montini et Moro entretiennent depuis des lustres des relations privilégiées, ils sont amis de très longue date – les années trente, avant guerre, la fondation des œuvres catholiques (là où Aldo et Eleonora se sont rencontrés, ce sont des liens forts d’autant qu’ils se marièrent, des ouailles, des croyants pour qui les sacrements, la liturgie, la religion sont des ordres parfaits et légitimes : on peut le croire). Durant la tragédie ou le drame qui se déroule-là, Aldo fait appel, très humblement (la formule de politesse qui termine sa lettre au souverain : à retrouver) à lui (on mettrait presque une majuscule à ce lui-là), et il n’est pas sourd du tout aux appels de cet homme qu’il a connu adolescent. Il met en œuvre des réponses qu’il croit adaptées : il va sans dire qu’il prie pour l’âme d’Aldo et des siens, sans doute fait-il intervenir d’autres instances (des œuvres nationales et internationales) mais le monde est fait de rumeurs et l’une d’entre elles veut qu’il ait réuni une somme astronomique pour l’échanger contre la vie du prisonnier. Rumeur crédible, peut-être mais d’où viendrait l’argent ? La banque du Vatican, augmentée de l’Ambrosiano (son directeur Robert Calvi retrouvé pendu, les poches de veste et de pantalon alourdies de cailloux, sous un pont londonien, en 82, maquillage d’un suicide ?), augmentée des appels à dons ? Peut-être mais d’abord croire qu’on peut résoudre et conclure par un marché d’argent cet événement ne vous a-t-il pas quelque chose de naïvement conçu ? N’est-ce pas prendre les acteurs de ce drame pour de simples gangsters ? Quelle symbolique achète-t-on avec de l’argent ? Derrière cette entreprise qui pourrait être qualifiée de tentative de médiation aux yeux des candides au mieux, des crédules ou des sots au pire, n’y a-t-il pas quelque chose qui se démasquerait comme une espèce de condamnation pour le satané compromis historique, lequel pactiserait avec les forces obscures sises derrière ce que ces rumeurs nomment le rideau de fer ? C’est ainsi que peut se concevoir ce malheureux « sans contrepartie » adressé par le pape dans sa lettre aux ravisseurs datée du 22 avril : pendant les deux jours suivants, on rapporte qu’Aldo a cessé de s’alimenter – le glissement vers la fatalité (la dernière chance) était entamé…
Strate 2bis : La Pira
Dans les premiers jours d’avril, on dit (les rumeurs fondent ce monde) que le futur président du conseil Romano Prodi et quelques amis passaient la fin de semaine dans la résidence de l’un d’entre eux – avec leurs femmes – et que l’après-midi du dimanche, pour passer le temps peut-être, ils et elles jouèrent à faire parler les esprits. L’affaire était au centre de toutes les attentions au moins dans le monde politique italien, on cherchait partout, on tentait toutes les entreprises (ou, pour le moins, faisait-on semblant) pour retrouver traces indices signes de l’enlèvement et du lieu de détention. Ce qui est (à peu près) certain, ce fut que les esprits en question indiquèrent sur la tablette oui-ja dont se servaient les personnes présentes Gradoli comme possible lieu de la prison du peuple. Prodi avertit de ce fait le mardi suivant le directeur de cabinet d’Andreotti (premier ministre de l’époque) ou de Cossiga (ministre de l’intérieur) (plutôt, me semble-t-il, quelque subalterne de ces instances supérieures) . On prit peut-être au sérieux cette information (en était-ce une, c’est probablement toute la question) et on s’en alla fouillant tous les coins et recoins de ce Gradoli (un village quelque part dans la campagne romaine) sans y découvrir quoi que ce soit. Quelques jours plus tard, à propos de ce Gradoli-là, Eleonora (l’épouse d’Aldo) indiqua qu’il s’agissait peut-être d’une rue de Rome : Cossiga lui-même lui répondit peu amènement dit-on qu’il n’existait pas de tel toponyme romain. Il se trouve que, pourtant, cette rue existe bien, et que s’y trouvait alors, au 93, une des bases des Brigades rouges… De quoi se perdre en conjectures, en rumeurs, en croyances car enfin, cela ne corroborerait-il pas l’existence « réelle » des esprits et de leurs savoirs par delà les cieux, les horizons, les enfers les purgatoires et les paradis ? Il faut préciser aussi, sans doute, ou seulement peut-être, que l’esprit invoqué était celui de Giorgio La Pira, décédé quelques mois avant ce questionnement…

strate 0 :

en cadeau, ce portrait d’un des accusés lors du procès de Roberto Calvi (dit « le banquier du Vatican »)

(ah oui, quand même…)
l'un des multiples obstacles qui se trouvent sur le parcours entrepris voilà bien des années serait la publication des images -les droits, les autorisations, les ayant-droits, les vivants et les morts etc. - à contourner sans doute... (c'est pourquoi je ne pose pas ici l'image de P6/262 avec la famille d'Aldo)
…peut-être que cette consigne correspond parfaitement à ce projet au long cours. J’ai beaucoup aimé le premier paragraphe sur les photos et celle du mariage, et l’ensemble est très instructif.
ça marche super bien… les photos elles sont dans le texte (tu vois bien de quoi je parle ;))