12_Recto-Verso
Recto
Jeudi soir, 7 août 2025
Les photos qui m’intéressent sont actuellement bien rangées dans une boîte à quelques centaines de kilomètres de Paris. Je n’y ai pas accès et je ne les ai pas regardées depuis longtemps. D’ailleurs, je n’en aurais probablement pas eu la force auparavant. Elles sont toutes en noir et blanc et ont fait l’objet d’un retirage et d’un agrandissement réalisés par mon frère, juste après ton décès. Deux clichés me reviennent particulièrement en mémoire. Sur l’un, tu es à Seuilly en train de jouer dans la cour de la ferme du grand-oncle et de la grand-tante. Tu dois avoir à peine six ans. Tu portes un tricot de couleur claire et un pantalon court de la même teinte. Tu es de profil et tu chevauches un balai. En face de toi, un cousin du grand-oncle que je ne connais pas essaie de te désarçonner. Tu es insouciant et très gai, tu t’amuses et la scène est joyeuse. À l’opposé, le second cliché me hante encore. Il s’agit du portrait de Mireille, ta jeune sœur. Elle doit avoir une douzaine d’années. Je me souviens alors de ma surprise et du sentiment étrange qui m’a assailli en découvrant son visage pour la première fois. J’étais très mal à l’aise, je ne parvenais pas à la fixer et j’en éprouvais à cause de cela une profonde honte. J’aurais voulu pouvoir me reconnaître dans ses traits et la trouver jolie mais c’était impossible. Elle avait dû l’être pourtant probablement dans les premières années de sa vie. Je la regardais et ne percevais rien d’autre que du désarroi, de l’impuissance et une immense tristesse. Devant cette image surgie du passé et ce regard perdu dans un ailleurs inaccessible, je comprends maintenant que je ne pouvais pas ignorer la réalité de ce corps retenu, de cet esprit prisonnier et d’une vie qui avait été dérobée. Il y a quelques années, Mireille, j’ai voulu retrouver ta trace aux archives départementales et n’y suis pas parvenue. À la place, comme par substitution, j’ai fait la connaissance de Mme Angélique du Coudray. Une femme forte et émancipée.
Mais ce soir, c’est ton passé à toi, Papa, que j’essaie maladroitement de reconstituer. Je te cherche dans les rues de Chinon en sachant pertinemment que tu n’apprécierais pas que j’exhume de la sorte les fantômes de notre famille. Les indices dont je dispose pour la période la plus récente sont toutefois ténus. Du couple de cousins qui habitaient dans cette ville et qui t’ont élevé au début des années cinquante, je ne connais pour l’instant que leurs prénoms. Celui de l’homme est très usité et je l’ai vu cité de nombreuses fois dans les registres de recensement. À l’opposé, celui de sa femme me paraît si rarissime que je pressens qu’il pourrait s’agir d’un diminutif. Je m’étonne également de ne pas réussir à identifier la rue dans laquelle se trouvait le magasin dont ils étaient les propriétaires. J’ai envoyé un texto à ma mère pour avoir quelques bribes d’informations supplémentaires mais elle ne m’a pas répondu. Elle doit être déjà au lit, c’est vrai qu’elle se couche tôt. Je viens de consulter Geneanet mais je n’ai trouvé aucune nouvelle piste et à vrai dire, je commence sérieusement à désespérer. Je songe un instant à aller passer quelques jours à Chinon à l’automne prochain. J’aurai ainsi l’occasion de dénicher les « perles rares » des catalogues des bibliothèques de cette localité. Je pressens toutefois que je ne glanerai pas grand-chose de plus et qu’il me faudra vite avoir recours à mon imagination pour que se déploie complètement mon intrigue. Et voilà, ce que je cherchais absolument à éviter vient de se produire. Au lieu d’écrire et de pondre mes lignes dans le créneau demandé, je viens de me projeter en Indre-et-Loire en hiver alors que je suis actuellement en plein été à Paris. Quelque chose ce soir me ralentit, me fait freiner des quatre fers. La lassitude ou la fatigue peut-être. Hormis ma tablette qui est éclairée, il fait nuit noire dans le reste de la pièce. Je jette un œil à l’heure sur l’écran digital du micro-ondes : 22 h 30 ! Je suis crevée et surtout je ne suis plus concentrée. Je me laisse distraire par les bruits alentours. J’entends les borborygmes exaspérants de mon réfrigérateur et me dis pour la millième fois que je finirai bien par le passer un de ces jours par la fenêtre de mon 6ᵉ étage. Quelques minutes plus tard, la musique du générique de fin d’une série télé me parvient jusqu’aux oreilles à travers la cloison de l’appartement du voisin. Je me lève et je vais jusqu’à l’évier pour remplir la bouilloire. Je lance l’appareil pour me faire une tisane tout en essayant de chasser un moustique venu rôder autour de mon oreille droite. Je ferme les fenêtres et file me rassoir dans le canapé. Quelques secondes après, en poursuivant mes recherches sur la ville de Chinon, je mets la main sur un portail Internet propre à la région Val-de-Loire et dont j’ignorais l’existence. L’outil est en accès libre et gratuit, quelle aubaine mais surtout quels fonds mis à disposition. Je suis immédiatement fascinée et sans même m’en apercevoir je me laisse embarquer par le contenu. Pouvoir accéder à des milliers de films amateurs tournés entre 1920 et nos jours va peut-être m’offrir une chance supplémentaire de mettre la main sur les informations manquantes. Qui sait, avec un peu de chance, je réussirai peut-être enfin à raccorder entre elles les différentes périodes concernées par mon récit. À condition toutefois de ne pas m’éparpiller et de restreindre mon enquête à un seul thème et à un lieu unique. Mais je m’attarde encore un peu et butine sur l’interface. Je clique sur la recherche avancée, déploie les filtres, consulte rapidement la liste des descripteurs, teste une recherche avec les opérateurs booléens puis je finis tout bonnement comme tout le monde par saisir le terme « Chinon » couplé à la fourchette chronologique « 1950-1959 », pour gagner du temps. Le moteur de recherche mouline quelques secondes puis affiche 55 résultats. Chacun porte un titre, une date et un auteur. Je choisis un « Marcel » au hasard en référence au prénom du cousin. Je visionne les films du caméraman amateur l’un après l’autre mais je vois disparaître systématiquement à la fin de chacun d’eux le maigre espoir de reconnaître parmi les visages des jeunes protagonistes celui de mon père enfant. J’arrive au tout dernier. Le début de la pellicule semble endommagé. La fine balafre verticale qui strie la première vue témoigne des précédentes manipulations de la bobine. C’est une 8 mm et sa durée est exactement de 2 minutes et 12 secondes. Les images défilent sous la forme d’un panoramique. Elles sont en couleurs mais déjà très altérées. Il n’y a pas de son. Je reconnais rapidement le pont qui enjambe la Vienne ainsi que le quai Danton puis le monument aux morts de la Résistance situé sur la place Jeanne d’Arc. Se suivent à nouveau des vues de la Vienne, de la rue de la Poterne et de la tour de l’Horloge de la forteresse. La statue de Rabelais a également capté l’œil du reporter qui termine son film par une vue prolongée de l’espace vert qui longe la rue Descartes. Finalement, il est une heure du mat et je n’ai pas rédigé une ligne. Je décide de me laisser enlever par Morphée plutôt que de poursuivre car demain j’ai encore une journée de boulot qui m’attend.
Vendredi soir, 8 août 2025
J’ai ma mère au téléphone. Elle a mis le nez dans les photos de famille et a retrouvé le nom des cousins qui ont élevé papa. Je suis folle de joie. Je me plonge dans les fichiers numériques du recensement de Chinon et décide d’éplucher au peigne fin le tout dernier accessible en ligne, celui de l’année 1946. Je tombe alors sur la famille et réussis à localiser leur maison…
Verso
Chinon 1950
Tu arrives accompagné de tes grands-parents à la gare de Chinon le jeudi 1ᵉʳ juin 1950. Ce voyage en train qui a duré moins d’une heure est ton tout premier. Tu en as savouré chaque minute et tu as beaucoup apprécié de voir le paysage défiler à vive allure sous ton nez. En descendant, tu as compté les wagons puis demandé l’autorisation de pouvoir faire une halte devant la machine pour pouvoir l’observer de plus près.
Du couple qui t’accueille, tu ne sais encore rien. Aussi, es-tu tout surpris de découvrir sur le quai deux personnes aux cheveux déjà grisonnants. S’approchant d’eux, ton impression se confirme. Ces deux-là sont nettement plus âgés que tes parents sans atteindre pour autant l’âge très avancé de ta Mémé et de ton Pépé. Les cousins sont très bien vêtus. La femme est grande et distinguée mais elle ne sourit pas. Son mari est plus avenant, un brin blagueur. Il attrape immédiatement ta valise et t’embrasse chaleureusement tout en te montrant une voiture en stationnement. Il te propose d’y monter avec tes grands-parents. Tu te glisses à l’arrière avec ta Mémé et la froide cousine. Ton Pépé, lui, est à l’avant, côté passager. L’oncle range soigneusement vos bagages dans le coffre puis prend le volant. Il fait un tour rapide de la ville puis il se gare juste devant le numéro 22 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Sur le trottoir, ta mémé te serre la main tendrement. La maison des cousins est beaucoup plus grande que celle où tu vivais jusqu’à présent à Saint-Cyr avec tes parents et tes grands-parents. Pourtant, tu n’y vois aucun enfant de ton âge. Au contraire, dans le salon, deux personnes très vieilles somnolent dans un canapé. Au moment où tu passes près d’elles, la cousine met sévèrement un doigt devant sa bouche, stoppant net ton désir de l’interroger sur leur identité. Une belle jeune femme brune d’une vingtaine d’années, en tablier blanc vient à votre rencontre. Elle te demande de la suivre jusqu’à l’étage. Empli d’une curiosité vive, tu t’exécutes immédiatement tout en la questionnant sur les occupants endormis que tu viens de croiser. Il s’agit d’Eugénie, la mère de Madame, et de Louis, le grand-oncle de Monsieur. Madeleine, amusée par tes questions, t’explique qu’ils sont nés le siècle dernier et qu’à eux deux, ils dépassent facilement les cent quatre-vingt-dix ans. Une fois en haut, elle te fait découvrir la pièce qui sera ta chambre. En ce milieu d’après-midi, celle-ci est baignée de lumière. Les rayons du soleil filtrent à travers les rideaux et projettent des formes étranges sur les murs tapissés de papier peint. Tu prends quelques minutes pour examiner la toile tissée. Tu n’en as jamais vu d’aussi belle. Son fond est beige très pâle et arbore un paysage exotique avec des feuillages tropicaux et des palmes élégantes dans des tons pastel. Quelques oiseaux stylisés sont perchés sur de fines branches. Tous les meubles de la pièce sont en bois naturel et tu trouves ça très chic. Tu apprends qu’il te faudra te déchausser en raison du parquet. Tu t’approches de la grande et unique fenêtre. Par bonheur, elle donne sur le jardin. À sa vue, tu es pris d’une irrésistible envie de t’y précipiter. Tu viens d’entendre un bruit de sonnette et d’apercevoir furtivement l’oncle affairé à réparer un vélo. Tu marches rapidement en direction de la porte, prêt à la franchir et à dévaler en courant les escaliers. Tu sens déjà tes genoux se plier et tes pieds trépigner d’impatience. Mais brusquement, tu penses à ta petite sœur, tu te figes, tu demeures immobile, saisi par les visions qui s’imposent à toi. Mireille est là, allongée dans son petit lit. Elle respire avec difficulté et vomit. Ses yeux sont fixés sur toi mais c’est comme si elle ne te voyait pas. Son corps se tend soudain comme un arc. Ses bras et ses jambes sont pris de secousses violentes. Tu entends ses dents claquer et tu vois s’accumuler de petites bulles de salive autour de sa bouche. C’est horrible, tu as peur. Maman arrive en courant, te gronde et te gifle. Elle te dit ces quelques mots : « Je t’avais dit de ne pas monter, tu fatigues ta petite sœur ». Puis un silence effrayant envahit votre maison jusqu’à ce que tu entendes tinter une cuillère dans un récipient en bas dans la cuisine et un bruit de pas lourds mais rapides dans le couloir. C’est Mémé qui arrive avec un médicament dans un verre. Elle le tend à maman puis te demande à son tour mais très gentiment de sortir. Tu clignes des yeux. Ce souvenir trop récent vient de se refermer lourdement sur toi. Tu sens ta gorge se serrer et tu peines à déglutir. Pendant quelques secondes, tu ne sais plus où tu es. Puis très vite, une fragrance réconfortante et boisée te parvient aux narines. C’est celle d’un parquet ciré et tu te rappelles tristement que tu es chez les cousins à Chinon. Tu inspires profondément et, en faisant quelques pas vers l’armoire, tu perçois quelques notes de lavande. Mais la pensée de Mireille ne s’efface pas. Au contraire, tu as la sensation qu’elle s’amplifie. Un an seulement te sépare d’elle et jusqu’à cette terrible fièvre du printemps dernier, ta petite sœur était de tous tes jeux. Depuis, elle ne parle plus, ni ne marche et maman est obligée de s’occuper d’elle toute la journée. Tu entends un froissement léger et tu sens simultanément que quelque chose est en train de frôler imperceptiblement ta jambe gauche. Instinctivement tu baisses les yeux et tu aperçois la silhouette gracile et fluide d’un chat siamois qui s’élance vers le haut de l’armoire. Il en rejoint un autre de la même race. Perchés tous deux sur ce promontoire improvisé qui fait un excellent observatoire, leurs flancs minces se chevauchent tandis qu’ils se lovent côte à côte. Leurs pelages sont fins et brillants. Leurs queues longues comme des fouets battent dans le vide. Les oreilles des deux félins s’inclinent légèrement. Leurs pupilles d’un bleu profond te fixent alors que tu souhaiterais tant en ce moment précis être invisible. Au rez-de-chaussée, la voix sèche de la cousine s’adressant à Madeleine, la jeune bonne, t’écorche les oreilles. Tu t’assois quelques minutes sur le bord du lit et poses tes mains à plat sur la couverture. Elle est rêche au toucher et tu remarques le drap blanc épais en lin qui la borde. À gauche se dresse une table de chevet sur laquelle sont posés quelques livres. Tu en saisis deux au hasard. Tu ne sais pas encore très bien lire, tu mets du temps à déchiffrer les mots écrits sur leurs couvertures. Tu les feuillettes pour voir s’il n’y aurait pas quelques images. Les fières Siamois n’ont pas perdu une miette de tes gestes et continuent à te scruter de leur regard perçant. Pour leur échapper, tu décides de te lever et de quitter la chambre. L’âme meurtrie et envahie par l’épisode tragique de la maladie de Mireille, tu ne sais pas encore que son ombre va rester collée à toi toute ta vie.