#rectoverso #12 | Les grenats

1980. Quelle drôle de frimousse ! Chevelure bouclée abondante lourde bien que mouillée descendant en cascade sur ses épaules à la Maria Schneider. Ce regard aux yeux noirs qui le regarde droitement comme seuls savent regarder les bébés. Sans insistance particulière, mais tranquillement et longuement. C’est cela qui la rend étrange. Elle fixe son interlocuteur sans la moindre gêne ni provocation. A son cou, un collier de grenats plutôt vieillot pour une personne si jeune avec ses trois petites pierres de grenats de chaque côté d’une plus grosse, toutes serties de manière à représenter des fleurs. Sept fleurs. Bijou incongru. Dans sa main gauche, à hauteur de visage, un fruit à moitié mangé.

1984. C’est le plein été, la ville étouffe. Les rues sont désertes, la chaleur envahit les moindres recoins et pour éviter de tourner en rond jusqu’au soir où ils doivent assister à une pièce de théâtre en Cévennes, ils décident de partir dès maintenant se rafraîchir dans la nature. Ils feront la sieste dans l’herbe se disent-ils. Elle enfile une robe blanche très simple et attache son collier de grenats. Ils roulent sans encombre, ils sont d’humeur légère et décident de s’arrêter -ils ont le temps- car il repère un coin déserté où se baigner. Ils descendent le petit raidillon en s’accrochant aux branches. Joyeusement, elle enlève sa robe. Les oiseaux ne la regardent pas. Elle met un pied dans l’eau, un autre. L’eau de la rivière glacée la surprend. Elle sautille, cherche un appui sur les roches. Un de ses yeux est à demi caché par une boucle de ses cheveux. Il lui tend une pêche juteuse. Elle mord dedans. C’est à ce moment là qu’il la vise dans l’objectif. La photo est en plan américain, son format n’est pas standard 20X17 et son fond est flou. Ce pourrait être aussi bien des végétaux qu’une tenture froissée et dressée là pour une sophistication de l’instant. Rien n’est dévoilé du lieu où le cliché a été pris sinon qu’il y a sans doute une rivière quelque part. On pourrait l’imaginer si l’on entendait un genre de frilelis d’eau.

2020. Je l’ai cherchée. Longtemps. Elle mit un pied dans l’eau, puis un autre. La rivière glacée les enserra. Elle ne les vit plus nettement. Scintillaient les cailloux de différentes tailles. Ils semblaient marbrés et l’eau sur eux devenait mousseuse, bulles de savon joyeuse. Elle découvrit ses nouveaux pieds. Ils s’étaient étirés, plus grands sur la longueur sur la largeur. Mouvants, ils apparaissaient et disparaissaient constamment. Elle se pencha pour les toucher, être sûre de les reconnaître dans leur forme d’avant. Il y avait de la légèreté dans ce jeu de cache-cache. Les roches, les cailloux aussi flottaient dans cet espace énigmatique. Les taches vertes, brunes se côtoyaient et toutes, elles se tordaient de rire, brouillant tout à coup toute sensation nouvellement ressentie. Déluge de gouttes musicales. Sans plus attendre, ravie, elle décida d’accompagner son corps plus avant et en s’approchant sur la pointe des pieds comme un cabri dans ce tremblé, elle mouilla ses mollets puis ses cuisses dans l’éclaboussement impromptu du petit courant. Elle vit des arbres dans l’eau, elle vit la montagne dans l’eau. Toute convulsée. Le paysage se retournait, de haut en bas il glissait jusqu’à vouloir l’engloutir. Elle perdit pied alors que la lumière bondissait sur le collier de grenats. Où est-elle à présent ?



Codicille : tentative de réécriture à partir de la 10 

A propos de Louise T.

Des fragments de vies dans divers lieux Afrique du Nord/France/Côte d'ivoire/ France. Villes et campagnes. Ecriture et Lecture. Aimerais être en lien plus étroit avec moi.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | Les grenats”

  1. Tout ce que retient le texte comme lutte intérieure pour se refuser à la facilité… ça insuffle de la force entre les trois parties jusqu’à la fin.
    Je note particulièrement cette anamorphose « Elle découvrit ses nouveaux pieds. Ils s’étaient étirés, plus grands sur la longueur sur la largeur », et ce son que j’avais oublié « on entendait un genre de frilelis d’eau ». Merci Louise pour la belle matière de ce texte.

    • Merci Michael. J’ai eu beaucoup de mal avec ce texte. Ton propos est encourageant et bienvenu.

  2. Merci pour ce récit où le collier grenat est fil conducteur de poésie et d énigme . Anamorphose , entre imagination du personnage ou fiction qui se prépare ?
    De jolis passages d approches de l eau .

    • Merci Carole. Comme dit à Michael, j’ai eu de la difficulté à écrire ce texte. Peut-être en partie car repris d’une autre consigne et j’ai conscience que mes essais sur le corps dans l’eau sont à reprendre. Une autre fois…