RECTO
Il avait de grandes dents disgracieuses, elles avaient du mal à se rejoindre. J’avais les dents jaunes qui ne tombaient pas. C’était l’été. Ou les vacances de Toussaint ou bien celles de Pâques. On se retrouvait sur le banc de pierre en face de la ferme, de l’autre côté de la route. On avait les bottes au pied en toute saison, c’était plus pratique pour crapahuter disait sa mère à lui. Il s’appelait Jocelin. Drôle de prénom, sorti tout droit du cul de la terre, un prénom de vieux tombé d’un pommier sur un gamin qu’aurait rien demandé. Je musardais souvent sur son prénom, ça me faisait penser à Jocelyne qui parlait en roulant les R et qui avait perdu un garçon à la naissance disait mon père qui déjà racontait en boucle les mêmes histoires alors qu’il n’avait pas passé 30 ans. Jocelyne,c’était la femme de Jean-pierre qui avait perdu lui, un œil, un jour qu’il tronçonnait un bouleau dans sa travée de peupliers. Jocelyne et Jean-pierre n’avaient pas de lien avec Jocelin, ils ne se connaissaient que dans ma tête qui faisait des nœuds entre les gens quand je mourrais d’ennui. Jocelin et moi, on balançait des pommes d’ifs ou des cailloux, discrètement sur tout ce qui faisait cible, et même un peu les voitures qui passaient sur la route et surtout les tracteurs qui pouvaient pas s’en apercevoir vu qu’ils étaient énormes et bruyants. On les repérait d’abord au bruit, qui dès l’écho lointain nous mettait en alerte, on cherchait et trouvait le projectile, on disparaissait derrière un arbre, un tronc mort, dans l’herbe si c’était une voiture, et on attendait le bon moment, pour se lever-tirer-disparaître. Quelquefois, on se levait trop tôt et nez à nez avec le conducteur, bras en l’air, on exécutait une danse improvisée dissimulant notre intention derrière une ondulation du bras ou une danse de saint Guit, la peur au ventre de se faire rabrouer. Souvent les conducteurs nous répondaient par un salut de la main trop occupé par le fil déroulant de leur tête ou bien ils secouaient la tête, désolés pour mes grands-parents de voir deux gamins débiles se convulsionnant au bord de la route devant la ferme des Brossard. Il arrivait qu’encore en apnée, dansant comme des diables, on tombe nez à nez avec mon grand-père bouche bée. Qu’est-ce que vous foutez les gamins ? nous demandait-il. Nous répondions par des bégaiements trahissant la connerie évitée. Et s’il nous demandait ce que nous avions dans nos poings serrés, je me voyais obligé de lui répondre une invention trafiquée : que c’était une danse du caillou, un truc que j’avais vu à la télé, inventé par le groupe The Cure – dont j’étais sûr qu’il n’avait jamais rien écouté – ou je bricolais la transmission d’un tour d’hypnose montré par un copain dans la cour d’école et dont le père était magicien professionnel, même qu’il allait sûrement devenir célébré. Mon grand-père faisait la moue, pas dupe et s’en retournait pendant que Jocelin me regardait admiratif.
VERSO
Michael, c’est bizarre comme prénom. Pourquoi il veut absolument qu’on le prononce à l’anglaise. Ça me fait penser à l’inventeur du Moonwalk. Mais il manque de classe par rapport à Michaël Jackson. J’aurais bien aimé savoir chanter. Ça m’aurait servi à quoi ? Je crois qu’il y a un plaisir du chant. Comme à chaque vacance, je l’attends un peu Michaël, je dois bien l’avouer, c’est ce qui se trame là tout de suite, je tourne en rond, passe et repasse devant la ferme des Brossard. cherchant à apercevoir un mouvement qui trahirait sa présence. La dernière fois, j’ai fait ça, je suis passé devant, il m’a vu et m’a appelé, j’ai fait le surpris, prétextant que j’étais en chemin pour la rivière. Parfois on va pêcher mais je n’aime pas ça, lui non plus je le vois bien qu’il fait semblant. C’est un prétexte. Je m’ennuie parfois, les Brossard. sont vieux maintenant et mes parents s’en méfient. Il n’ y a pas grand monde dans ce hameau, à part mes parents et eux. Mes parents disent qu’ils ne sont pas fiables, qu’ils se croient supérieurs. Je ne sais pas. Michaël aussi il fait ça parfois avec moi, l’attitude de celui qui sait, qui sait mieux. Je n’aime pas ça. La vérité c’est que le petit-fils des Brossard, je l’aime bien mais je m’en fous un peu de lui. C’est elle qui compte. Depuis le jour où lui et moi, on a passé l’après-midi avec elle, je ne peux plus me l’enlever de la tête. C’est elle, Jonquille qui m’attire ici comme un aimant. Elle est magnifique. Ce que ça fait en moi, je crois que c’est comme l’amour. Les Brossard n’aiment pas que je vienne trop souvent chez eux la voir. Je voudrais la monter un jour, c’est mon rêve mais je ne comprends pas pourquoi mon père me dit que c’est impossible, qu’une jument c’est personnel. C’est un être vivant, je lui dis, elle devrait pouvoir décider, et lui de répliquer que le cochon on ne lui demande pas son avis avant de l’égorger, qu’il faut que je sois raisonnable, le cochon il a peur, c’est un être sensible, aussi on ne peut pas trop y penser à ça sinon le monde sera renversé, mais la jument, c’est un animal spécial, on ne la mange pas, c’est comme une femme, alors que le cochon c’est comme un copain, c’est ça qu’a dit mon père et moi je trouve que ça ne va pas tout à fait ce qu’il dit même si à propos de la sensibilité, ça oui je le comprends mais qu’une femme appartienne à quelqu’un, et qu’un copain on peut le tuer, ça ne peux pas me convaincre, ça ne veut pas me rentrer dans la tête cette idée-là, il y a comme ça des évidences qu’on ne peut pas comparer avec les autres, c’est pas comme le fait que pour vivre il faut respirer, ça c’est incontestable ou que les blés se sèment en hiver et se récoltent en été, des évidences comme ça , on y trouve pas à discuter, alors que Jonquille, elle a, comme dit le Maître, un libre arbitre, ça se voit tout de suite, quand je parle avec elle, comme elle écoute, c’est incroyable. Brossard, il dit qu’elle est si intelligente qu’il ne lui manque plus que la parole, moi je trouve que la parole ça sert souvent à masquer les évidences et les vérités qu’on voit si on observe et écoute bien, je crois que si elle est si intelligente c’est parce qu’elle n’a pas la parole mais que tout le reste en elle c’est plus grand que ce qu’on perçoit au premier abord. Pourquoi je ne pourrais pas être un peu avec elle, un peu, parfois, et la monter et devenir le cavalier qu’elle emmènera gagner des trophée en France et en Europe. Quand je lui parle, je sens qu’elle est d’accord, il faudrait juste qu’on est du temps ensemble pour se connaître mieux. En attendant, je veux bien jouer avec Michaël, c’est marrant le nouveau jeu qu’on vient d’inventer surtout quand je le vois danser, l’idiot, il s’est fait découvrir par un conducteur, il sait pas bien le rythme des choses et il agit à contre-temps, c’est pas Michaël Jackson, c’est Michaël Connerie, comme l’acteur américain, en plus drôle.