#rectoverso #08 | Les papillons

Recto

Je me souviens pas trop de l’âge que j’avais, mais je sais celui que j’avais pas encore. Parce qu’on se moquait de moi à cause du trou entre mes deux dents de devant. Pour d’autres trucs aussi, on se moquait, mais ça, j’aime mieux pas m’en souvenir. Donc j’avais pas encore huit ans.

Après, on a arrêté de rigoler à cause du trou qui laissait passer le vent, mais ça, c’est une autre histoire.

À cette époque-là, je jouais souvent tout seul, dans le terrain vague entre la maison et la falaise. Enfin… je faisais surtout semblant. Je voulais pas que Papy voie que j’étais tout seul. Alors je prenais mon vélo et je partais, pas trop loin, juste assez pour qu’il me voie plus — mais pas trop loin quand même, pour pouvoir revenir vite si je croisais d’autres enfants qui avaient envie de se moquer de mes dents… ou d’autre chose.

Des fois, j’essayais quand même de m’amuser pour de vrai. Pas juste faire semblant. Je me donnais des missions, ou je faisais semblant d’être un explorateur. Ce jour-là, j’avais trouvé un petit coin avec des fleurs et plein de papillons. C’était joli. Et Papy m’avait dit un truc super secret : que sur les ailes des papillons, y’avait une poudre magique. Si t’en attrapais un tout doucement, tu pouvais peut-être parler au Vent. Mais si tu lui enlevais trop de poudre, il pouvait plus voler, et il mourait.

Alors je faisais très attention. Je prenais un bâton et je tournais autour d’eux, pour qu’ils s’envolent, juste un peu, juste assez pour faire tomber un peu de la poudre magique — sans leur faire mal. Ça faisait une danse un peu folle, comme les copains de Papy des fois après l’eau-de-vie. J’avais l’air bizarre, mais moi, je rigolais tout seul. J’oubliais les autres.

Je l’ai pas vue tout de suite.

Elle savait se cacher, se fondre dans les fleurs. Alors quand je l’ai vue, j’ai sursauté. Je savais pas depuis combien de temps elle me regardait. J’ai senti mes joues toutes chaudes d’un coup. J’étais tout rouge. Vraiment tout rouge.

Elle avait sa blouse d’école même si c’était dimanche. Et pas sa tresse. Du coup, ses cheveux volaient un peu dans le vent, ça lui donnait un air sauvage. Elle était un peu plus petite que moi.

J’ai voulu dire un truc, je sais plus quoi, mais j’ai même pas eu le temps. Elle a coupé une branche de fougère, et elle est venue se mettre à côté de moi. Comme si c’était normal. Alors on a couru après les papillons ensemble, à essayer de les faire voler sans les toucher. On riait, on criait un peu, on faisait des tours et des tours. Je lui expliquait, entre deux souffles, l’histoire de la poudre magique et de Papy. Elle disait « ah bon ? » et elle essayait de les attraper comme moi, en faisant très attention.

Parfois, elle me regardait et elle souriait.

Elle avait pas de trou entre les dents, elle. Mais elle avait les jambes pleines de petites griffures, comme moi. Et pas de vélo.

Quand le soleil a commencé à se coucher, on a compris qu’il fallait rentrer. Elle est montée derrière moi sur le vélo. Elle tenait ma taille comme si c’était normal aussi. Comme si elle s’en fichait si on croisait les autres. En bas du chemin, elle est descendue et elle m’a fait un grand coucou avec la main.

Elle a crié :
— C’était trop bien ! Je m’en souviendrai toute ma vie !

J’ai eu le cœur tout gonflé, comme un ballon. Comme si quelqu’un y avait soufflé dedans.
J’avais jamais eu quelqu’un qui voulait jouer avec moi. Et encore moins quelqu’un qui trouvait que c’était “trop bien” des souvenirs avec moi.

Verso

  • C’était trop bien ! Je m’en souviendrai toute ma vie !

Je l’ai crié sans réfléchir, en descendant du vélo. C’est sorti comme ça. Mais je le pensais très fort. Je le pense encore, même maintenant. C’était trop bien. Et je savais pas trop pourquoi, mais je voulais pas que ça s’efface.

C’était un dimanche, je crois. J’avais encore ma blouse d’école parce que si je voulais mettre mes autres habits il fallait que je les lave moi-même et j’aime pas laver mes habits. J’ai d’autres choses à faire, comme explorer l’île. 

Je suis allée vers le champ, celui avec les papillons et les fleurs, un peu après la dernière maison. Y’avait du soleil et ça faisait du bruit d’été dans les arbres. Je pensais être toute seule. Mais en haut de la petite pente, j’ai vu un garçon. De l’école. Je l’ai reconnu. C’est celui qui avait un trou qui pouvait laisser passer le Vent entre ses dents. Il était bizarre. Et là aussi il était bizarre. Il tournait sur lui-même avec un bâton. Comme s’il dansait ou faisait une sorte de rituel bizarre. Il courait après les papillons. J’ai pas bougé tout de suite. Je me suis accroupie dans les herbes et j’ai regardé. Il était concentré, mais pas comme les autres garçons. Il voulait pas attraper les papillons ni les écraser. On aurait dit qu’il voulait pas leur faire de mal. C’était rare.

Et puis il m’a vue. Il a sursauté, il est devenu rouge mais rouge comme le stylo de l’instit quand il nous corrige.. J’ai cru qu’il allait s’enfuir. Il a ouvert la bouche, genre il allait dire un truc, mais il a rien dit. Alors moi j’ai pris une fougère et je suis allée vers lui. Comme ça. Sans rien dire non plus.

On a couru ensemble derrière les papillons. Pas pour les attraper, juste pour les faire voler. Il m’a raconté qu’il y avait de la poudre secrète sur leurs ailes, que si elle tombait sur nous, on pouvait parler au Vent. Mais qu’il fallait pas les toucher, sinon ils mourraient. J’ai juste dit “ah bon” parce que je voulais qu’il continue à parler. Moi j’ai une maman mais j’ai pas de Papy. On a tourné comme ça longtemps. Parfois on riait. Parfois on disait rien. 

Il avait un vélo. Moi non. Mais c’était pas grave, on avait tous les deux les genoux griffés. On était un peu pareils quand même.

Quand le soleil s’est mis à descendre, j’ai su que je devais rentrer. Il m’a proposé de monter derrière lui sur son vélo. J’ai dit oui sans réfléchir. 

Et en bas, je suis descendue. Je me suis retournée, j’ai levé la main et j’ai crié :

— C’était trop bien ! Je m’en souviendrai toute ma vie !

C’est long, une vie.

A propos de Léa Yasmine Djenadi

Psychologue. Métisse. J'aime aussi lire dans des langues que je ne parle pas. En création d'une newsletter... (comme tout le monde, non ?)

2 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | Les papillons”

  1. Quelle belle histoire ! C’est heureux d’avoir des souvenirs trop bien avec quelqu’un. Et de le dire.

  2. Deux solitudes s’additionnent et c’est un instant de bonheur. Très beau texte. Bravo.