#rectoverso #14 | Les sorcières sauvages

RectoCe que l’on sait des sorcières sauvages (Premier XIXè siècle)

FIGURES MAJEURES DE LA PÉRIODE

Parmi les figures majeures, on trouve d’abord des femmes qui refusent le mariage, ce qui constitue leur premier et principal point commun. Refuser de partager le lit et la vie des hommes est une hérésie qui les condamne à vivre littéralement dans les marges, sous un rocher près d’une route où parfois passent des soldats, dans une cabane dans les bois à l’écart d’un village, sur une colline abritée des vents dominants au bas de laquelle coule une rivière, aux confins des territoires les plus habités des villes. Le fait que nombre d’entre elles aient eu des enfants sans mari ni aucun compagnon connu a renforcé la méfiance à leur égard (notamment des autres femmes).

On sait peu de choses des figures majeures de la période car leur clandestinité les a conduites à vivre dans la discrétion si ce n’est le secret. Déplaçant leur regard bien au-delà du Moyen-Âge, les chercheuses (principalement) et les chercheurs étudiant la sorcellerie se sont intéressés tardivement à ce qu’il faut bien appeler une communauté, un réseau souterrain, un social network de femmes de l’underground, à une époque où tout les éloignait.

En France, toutefois trois personnalité se dégagent. L’incertitude demeure quant à leur état-civil exact. Toutes les trois semblent nées au tout début du XIXè siècle, leur mort est attestée par les autorités hospitalières où les trois furent internées. Elles sont passées à la postérité avec un prénom et un surnom.

– Uranie la robuste est née, selon ce qui est dit d’elle, en Bretagne autour de 1800. 
– Léantine l’immortelle serait née dans le Forez entre 1805 et 1807.
– Irmine la douce, elle, serait un peu plus jeune. Elle est la seule dont la date de naissance est connue puisqu’il est su qu’elle est née le jour où Napoléon a été déclaré hors la loi par le congrès de vienne, le 13 mars 1815.

Curieusement, les spécialistes (en histoire mais aussi en anthropologie) associent à ce courant trois autres figures majeures, laissant penser – curieusement – qu’il y aurait eu un mouvement planétaire – encore plus curieusement – connecté. Sur le type de connections, les hypothèses s’accordent pour parler de télépathie, à une époque où les moyens de communication et de transport ne permettaient pas aisément la circulation des personnes isolées d’un continent à l’autre. Il en était de même des savoirs. La documentation lacunaire mais avérée fournit quelques données attestant de ce réseau (manuscrits, petits objets, statuettes, vocabulaire). La question de la coïncidence a été rejetée par les anthropologues (voir notamment la thèse de Flora Demoriez) grâce à une étude iconographique et à des travaux inspirés de la littérature comparée (Bouchot, Dimitri 2020, Geoffrey 2003, Meunier, Tudor 2015).

La brillante synthèse produite par Ana Paula del Cruz dans la revue Historica Mexicana fait non seulement apparaître ces deux figures majeures d’Amérique latine mais elle documente, sources à l’appui, ce qu’elles ont laissé comme traces, traces dont on retrouve des extensions de ce côté-ci de l’Atlantique, comme le montrent les travaux de Geoffrey. Del Cruz présente une biographie croisée de la Mexicaine Dolores la sage (de Santa Teresa, Mexique) et de la chilienne de Lautaro, Nicole Muñoz Diaz, plus connue sous le nom de Nicole la rude. De leur côté, Meunier et Tudor ont recueilli des données sur celle qui fut surnommée la sorcière de La Paz, Alcida Vega, à laquelle un culte continue d’être rendu au début du vingt et unième siècle par de nombreux collectifs féministes andins.

On ne peut pas dire que ces six femmes sont à la tête d’un réseau secret, l’existence même du réseau constituant une réalité prodigieuse, aussi informelle que fonctionnelle et sans structure hiérarchique. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’elles ont laissé des traces d’une communauté de résistantes bien plus large, combattant l’utilisation d’une langue qu’elles jugeaient oppressive, les violences subies par les enfants dans les familles, les viols et les meurtres perpétrés sur les femmes, l’imposition de la force par les armes. La question des viols et des meurtres constitue la part la plus importante de leur action. Femmes volontairement célibataires, socialement marginalisées, symboliquement associées aux démons et aux sorcières, elles se sont approprié la terminologie pour se désigner, se reconnaître et se protéger collectivement, oeuvrant dans la clandestinité et la solidarité de ce qu’elles appelaient elles-mêmes les Sorcières sauvages.

COURANTS ESTHÉTIQUES ET IDÉOLOGIQUES

Ces six femmes et leurs soeurs, combattent ce que les féministes du vingtième siècle appelleront le patriarcat et la domination masculine et elles instituent un réseau de solidarité à la fois en proximité et à distance. Ce qui est remarquable, c’est qu’aucune de leurs productions ne peut se comprendre comme un manifeste ou une profession de foi. Elles ne dénoncent rien. Elles dévoilent. Elles ne critiquent rien. Elles révèlent. Tout ceci à partir d’histoires qu’elles racontent, de dessins qu’elles affichent, de petits objets qu’elles fabriquent et vendent, de savoirs qu’elles partagent. Elles ont une vison commune du monde, égalitaire, dans lequel les Mapuches, les Aimaras, les Mayas, les Bretonnes, les Auvergnates, les Foréziennes ne seraient pas soumises aux pouvoirs politiques dominants qui effacent les particularités culturelles et hiérarchisent les populations. Elles savent que riches ou pauvres les hommes ne les considèrent pas comme leurs égales. Les valeurs qu’elles partagent viennent du souci de construire des vigilances et des résistances collectives, rassemblant pour celle qui en a besoin, toutes les forces dont elles disposent, (et dans « forces » il faut comprendre également les forces spirituelles, émotionnelles et psychiques).

ÉVÉNEMENTS MARQUANTS
Trois événements marquants, ont été exhumés par les recherches récentes.

Le premier est situé en Auracanie dans les années 1820. Il apparaît comme un événement fondateur qui prit la forme d’une fête païenne rendue au luma, cet arbre dont les fruits comestibles servent aux femmes de stimulant énergétique et de baume apaisant et cicatrisant. Il se dit que plusieurs centaines de femmes se sont chaque année secrètement rassemblées dans ce qui relevait moins de la fête que du congrès (lors duquel s’échangeaient des connaissances sur les arbres, les plantes, les herbes, les fleurs et les bourgeons, les moyens d’avorter et de rendre la fertilité, d’alléger les douleurs et d’aider aux accouchements, de se donner du plaisir et de traiter les tracas gynécologiques dans une logique d’expérimentation collective). L’idée de fête venait de ceux qui ne voyaient rien de ces pratiques, qu’ils ne pouvaient donc – en en étant exclus – qu’imaginer, les nourrissant de leurs fantasmes et de leurs croyances. Des rumeurs faisaient alors état de bacchanales femelles lors desquelles des dizaines de femmes nues s’accoupleraient entre elles, si ce n’était avec un démon venu-là pour être, par elles, satisfait.

Un deuxième événement retentissant est le procès lors duquel Léantine l’immortelle fut condamnée pour transgression des normes sexuées, ivrognerie et violences à l’égard des gendarmes venus lui interdire l’usage qu’elle faisait de la forêt. Le procès a eu lieu en 1821 et a été largement couvert par la presse notamment parque que Léantine l’immortelle, bien que vivant seule dans une cabane dans les bois, était présentée comme l’instigatrice de la rébellion du Forez contre la gendarmerie. On trouve de nombreux articles commentant le procès, tant dans le Journal de la Côte-d’Or, dans Le Véridique de l’Hérault, dans Le Journal du Gard, que dans Le Journal de Paris et même dans un numéro du Journal d’éducation publié par la société de Paris pour l’amélioration de l’enseignement élémentaire de 1823 où elle sert d’exemple pour justifier la nécessité d’instruire les jeunes filles. Une longue lettre de la Marquise de Cluny adressée au directeur de l’Album de Paris fut publiée à l’issue du procès.

Le troisième événement fut plus tardif et plus discret. Il se tint après la mort des sorcières sauvages les plus connues. Seule Alcida Vega, la sorcière de La Paz était encore en vie. Cela eut lieu fin mai 1848, peu de temps après l’abolition de l’esclavage à la Martinique et à la Guadeloupe, le 30 mai exactement. Ce jour-là un événement aussi intense qu’inaperçu se produisit. Une chaîne de prières impies s’établit spontanément, reliant les sorcières sauvages d’Europe et d’Amérique latine via celles des Antilles nouvellement libérées des chaines esclavagistes. À l’issue de cette prière, des hommes ayant violé (parfois leur propre fille ou leur propre fils) ou tué une femme (parfois la leur), tombèrent raides morts au même instant sur les îles et les deux continents.

ŒUVRES PRINCIPALES OU TRAVAUX EN CHANTIER DANS LA PÉRIODE

Il n’y a pas d’ouvrages spécifiques à signaler sur la période. Les traces laissées par les Sorcières Sauvages sont plurielles. S’il ne reste que quelques manuscrits découverts tardivement et articulés seulement récemment à une production commune, les oeuvres artistiques et artisanales sont plus nombreuses et pour une part conservées désormais dans les musées d’anthropologie. La richesse et la spécificité de l’iconographie retrouvée sur les objets du quotidien richement décorés, les figurines, et quelques gravures sur bois, traduit sans aucun doute un partage de techniques qu’il n’est, à ce jour, pas possible de comprendre.

ÉPICENTRES GÉOGRAPHIQUES
En Amérique latine, l’espace des sorcières se situe le long de la ligne Lautaro, La Paz, Santa Teresa, longeant plus ou moins la côté ouest des Amériques sur près de dix mille kilomètres.

En Europe, il se situe principalement en France, dans une large zone allant de la Bretagne au Forez en passant par Paris et l’Auvergne. Il s’agit bien d’épicentres ou de poches au sein desquelles seules quelques personnes sont identifiées. On estime ainsi, qu’en Bretagne, à Paris, dans le Berry, en Auvergne et dans le Forez, chaque cellule – bien que le terme de cellule soit inadéquat, ou alors en admettant qu’il est possible qu’une cellule peut être constituée d’un seul individu mais qu’elle peut potentiellement en accueillir d’autres et qu’elle est en lien permanent avec toutes les autres – rassemble une poignée de femmes partageant leur savoir, leurs idées et leurs valeurs grâce à des procédés secrets, codés et évolutifs.

BIBLIOGRAPHIE forcément allégée

Protocolos de Toma de Asocie, t.1, Archivos de instrumentos Públicos de Guadalajara (AIPG)

• Emélie Bouchaud, Brigitte Dimitri, « Se reconnaître sans se voir. Un réseau franco-latino-américain de sorcières secrètes? », Études anthropologiques, vol. 55, 1, 2022, p. 73-101.

• Ana Paula del Cruz, « Las brujas salvajes de México y Chile. Principios del siglo XIX. », Historia Mexicana, Vol. 66, n° 2 (262), octubre-diciembre de 2016, p. 937-959.

• Flora Demoriez, Sur les connexions improbables des premières féministes. Une iconographie qui ne trompe pas, Thèse réalisée en Arts plastiques sous la direction de Pascale Michelte et soutenue le 2 février 2024 à l’Université de Franche Comté.

• Pauline Geoffrey, De la résistance secrète des femmes. Un exemple transatlantique. France, Mexique, Chili 1800-1850, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003.

• Marcelle Meunier, Wilfried Tudor, “On the incredible contact between invisible women early nineteenth century », International Gender Studies, 32, 4, p. 32-44.

Verso – Comment on le sait

« dans une cellule de la Paz a été retrouvé – à la mort d’une détenue – un carnet dans lequel elle adressait par écrit des prières païennes à une certaine Alcida qu’elle appelait respectueusement la reine des Putes et des Sorcières des Andes » (extrait des chroniques de Pauline Gallardo, France Culture, 7 mai 2022)

Catalogue du musée indien de Guadalajara.
pièce AZSSth002
Masque en bois
Mexique, Sonora
Début du 19e siècle
Bois, métal
masque représentant une femme au visage peint. Bande bleues sur les joues et le front. Bande noire fine en travers du visage à hauteur de la moitié du nez. Anneau passé dans le nez à hauteur du septum

pièce AZSSth107
Masque en terre cuite
Mexique, Sonora
Début du 19e siècle
masque représentant une femme riant. Scarifications diagonales sur les joues et verticales sous la lèvre inférieure

pièce AZSSth192
Statuette en bois
Mexique, Sonora
Début du 19e siècle
Femme enceinte peinte. Seins nus. Jupe décorée d’animaux (ours, loup, urubu) et de plantes

Musée national de Bolivie
pièce BolN-5890
chemise pour enfant brodée
iconographie originale
deux lettres en signature à l’intérieur du col de la chemise, A V

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extrait du Recueil des actes administratifs, bulletin d’information des maires de la Loire,
Préfecture de la Loire, 10 novembre 1819

Thèse en histoire du droit: Sur la délation des femmes et les procès en sorcellerie. Analyse des jugements prononcés par le Tribunal du Puy, du premier Empire à la Monarchie de juillet extrait: « les femmes qui possédaient des savoirs de type gynécologique ou pédiatrique étaient souvent appelées pour soigner ou soulager. Elles faisaient office de sage-femmes, de pharmacienne, et n’hésitaient pas à partager leurs recettes au plus grand nombre. Nombreuses furent celles sous le Premier empire à être dénoncées sous le Premier empire. Les dénonciations s’appuyaient pour cela sur les lois du 19 ventôse et 21 germinal an XI (10 mars et 11 avril 1803) sur l’exercice de la médecine.

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« Lors du dernier congrès sur la conservation des langues premières, une remarquable communication a été faite sur une langue, pratiquement inconnue, très peu documentée, et qui semble couvrir une aire géographique allant du nord du Mexique au sud du Chili. Cette langue pourrait s’apparenter à un dialecte construit à partir de l’espagnol et de plusieurs langues des peuples premiers mêlées. D’après l’intervenante, il pourrait s’agir d’une langue élaborée sciemment de manière à résister aux pouvoirs dominants, politique, religieux militaire. Cette langue a comme particularité de ne posséder aucune forme négative, ni aucun adjectif dépréciatif. Elle fonctionne en grande partie sur des métaphores animales, minérales ou végétales dans lesquels les couleurs fonctionnent comme des adverbes. La communication a aussi mis l’accent sur le fait que cette langue apparaît comme une langue complémentaire à une autre forme de communication non verbale, celle-ci, selon l’hypothèse qu’il y aurait eu à la fois dans son origine, mais aussi dans son usage, une forme de combinaison entre cette langue même et l’usage de la télépathie. » (Julie Dréossi, « Cahiers des sciences », Le Temps, 5 juin 2004.

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Ana Paula del Cruz, Carnet d’enquête (traduction française Carla Gomez, Laboratoire d’anthropologie des mondes secrets, Lyon):
« j’appelerai ces femmes les sorcières sauvages comme elles se définissaient elles-mêmes par dérision.
– célibat volontaire
– langue commune (INTERROGER DES LINGUISTES SUR LA QUESTION)
– savoirs partagés (corps, soins, maladies, agriculture, artisanat…)
– productions culturelles (danses, chants, poésie, récits…)
– vêtements de cérémonie, masques, bijoux
– éducation des enfants
… »

5 commentaires à propos de “#rectoverso #14 | Les sorcières sauvages”

  1. Merci de donner chair et voix aux sorcières sauvages, c’est un peu comme si elles revenaient marcher à nos côtés. Et j’avoue n’avoir pu m’empêcher d’aller vérifier leur existence.

  2. Les sorcières d’ici et de là bas, réunies par le Tiers Livre.

    J’ai ri au Meunier,Tudor, me suis demandé si les précisions historiques étaient toujours réelles, si tu t’amusais à nous perdre …

    Ces femmes de partout dans le monde, en même temps réunies pour se renforcer, c’est impressionnant.

    Cette langue de sorcières ? La Magikane dans le Berry. Je questionnerai un linguiste !

    Entre documentation et écriture, un chemin oui.

    Bravo