# recto-verso #12 | 9, rue de l’église (traquer la disparition)

10.08.25 | écriture nomade encore, alors manque le matériau – les photos, les plans de la maison –   alors j’esquisse pour tenir le rythme, et il faudra reprendre. Et puis je me rends compte que le texte est en partie écrit. La proposition 12 rebondit sur la proposition 5, naturellement. Il y a même un « peut-être », déjà, dans la 5.

14.08.25 | le matériau est là

strate 1 | les photographies et le plan (la vieille maison)

Il n’existe pas de photographies de l’intérieur de l’ancienne maison. Seules subsistent les photographies de la façade. La vieille maison a été entièrement détruite au début des années 1970 pour laisser place à la nouvelle, construite en lieu et place de l’ancienne. La vieille maison est la seule à avoir connu les maris et pères. Elle a complètement disparu. Il ne reste plus que les photographies. Et la mémoire pour reconstituer l’intérieur.

Sur les photographies, la façade de l’ancienne maison est le décor des photos de famille. Dans l’album une petite dizaine de photos en noir et blanc.  Des bouts de façades – la fenêtre de la mère, un bout du perron, de la balustrade et de l’escalier qui mène à la porte d’entrée de la fille – et devant, la famille, par bouts aussi, qui pose devant l’appareil photo des oncles de Nantes.

L’une de ces photos est très troublante. La mère et la fille posent devant la fenêtre. La mère est debout derrière sa fille, chignon relevée, déjà, robe noire imprimées de toutes petites fleurs blanches – elle est deux fois veuve -, esquisse d’un sourire sur son visage grave de vie vécue. Elle pose ses deux mains sur le dos de la chaise où se tient sa fille, assise, son dernier né sur ses genoux. Elle a quarante ans déjà. Le mari et père est là, à gauche de la photo, adossé contre le mur, le visage mangé d’ombre. On distingue la cigarette à sa bouche. Le bras gauche sort du cadre. On dirait un fantôme. Six ans plus tard, il mourra dans les cales d’un bateau dans l’usine où il travaillait. Dans la vieille maison, ne restera plus que la mère, et la fille, et le garçon de six ans. Elles ne se quitteront plus.

Pour restituer la mémoire de la vieille maison et approcher les vies vécues et disparues, il faut donc interroger et faire dessiner le plan de l’ancienne maison, faire ressurgir sur une feuille A4, l’agencement des pièces, l’exiguïté de l’espace, l’impossible intimité, et observer comment la disparition des hommes, les uns après les autres, et le départ progressif des quatre filles, celles du second mariage, reconfigurent les lieux, à mesure. Jusqu’à destruction de l’ancienne maison et la construction de la nouvelle. Jusqu’à les laisser à deux, la mère et la fille, la toute première des cinq, la fille unique du premier mari.  

strate 2 | la mère et la fille (la maison neuve)

9, rue de l’Eglise. Elles sont deux à l’habiter. Une mère et sa fille, trois fois veuves et huit fois mères à elles deux, l’une arrière-grand-mère déjà, l’autre grand-mère.

Maison de crépi blanc. Une porte-fenêtre à quatre vantaux voilés par des rideaux blancs que la main âgée de la fille vient soulever furtivement. Pour accéder à l’entrée de la maison, un perron de ciment protégé par une balustrade noire. Au niveau de la rue, un étage plus bas, sous le perron, quelques marches descendent sur l’entrée obscure et fraiche d’une cave. A gauche de ces marches, sous le perron, une sorte de recoin sombre propice aux conciliabules.  A droite de la maison, l’échappatoire d’une ruelle.

La nouvelle maison est un monde de femmes. La mère et la fille.

En face de la maison, une imposante bâtisse à deux étages, grise, fait de l’ombre à tout ce bout de rue : l’ancien établissement scolaire Notre-Dame, agrandi et rénové dans les années 60, école privée catholique avec son préau et la cour de récréation. Plus bas, le bâtiment abrite aussi la grande salle paroissiale, plus haut, dans une autre grande bâtisse, la maison des sœurs, sur deux étages à hautes fenêtres. La mère y a travaillé comme cantinière. L’ensemble fait une sorte de grand L disproportionné. Tout en bas de la rue, l’église.

strate 3 | la maison, trente ans plus tard

De l’extérieur, la maison n’a pas bougé : le perron, les escaliers, la porte-fenêtre – les rideaux mêmes ressemblent à ceux d’alors -, la porte de ce qui était la cave, le recoin sous le perron. De l’intérieur, la maison porte une tout autre histoire, d’autres visages, d’autres corps. La main ridée qui soulève le rideau pour guetter les passants a disparu.  La mère et la fille n’y habitent plus. Elles reposent toutes les deux au cimetière.

En revanche, la grande bâtisse face à la maison, de l’autre côté de la rue a été rasée. Avant la démolition, dans un article du journal local, le maire parle d’une « verrue » dont il faut se débarrasser. Il brigue alors pour sa commune le label « Petite cité de caractère ». Seule l’ancienne maison des sœurs a été préservée. Convertie en logements sociaux à l’étage. Banque et commerces au rez-de-chaussée. A la place de l’école et de la salle paroissiale, une vaste esplanade : des parkings aménagés, des bancs, des parterres de végétation et de fleurs, et en contrebas, une grande halle à la charpente en bois et au toit de tuiles, ouverte sur le paysage de coteaux en contrebas. On aperçoit même le cimetière sur l’autre versant. Et pour délimiter ces différents espaces, des murets de pierres plates qui ressemblent à des lauzes. Plus de trottoirs. La rue a été partiellement pavée.  

La maison est rendue au ciel, au soleil et au paysage. De quoi respirer et dissoudre l’angoisse, d’élargir les horizons. Peut-être. Elles n’auront pas connu la trouée lumineuse.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. J'anime des ateliers d'écriture au lycée et maintenant un peu ailleurs. C'est l'horizon mais beaucoup de chemin encore !