#rectoverso #15 | La sortie de la cale

1- Marcher sur les galets, longer l’océan et s’évader…

2- Penser qu’il y a -135 à -60 millions d’années av. J.-C., la mer recouvrait la majeure partie de la terre.

3- Apprendre qu’au milieu du 18ᵉ siècle, un apothicaire local s’adonne à l’Histoire Naturelle. Les coquillages fossilisés deviennent alors sa passion. Il effectue de nombreux voyages à Paris et fréquente avec assiduité le Jardin du Roy où il se lie d’amitié avec un futur botaniste et un futur chimiste. En 1723, il crée dans sa ville un Cabinet d’histoire naturelle et, par le biais d’achats et d’échanges, il met en place une magnifique collection. Un manuscrit de 16 feuillets, dans lequel est développée la thématique du déplacement des coquillages fossiles, lui est très probablement attribué. L’érudit émet l’hypothèse révolutionnaire que les coquillages fossiles sont d’anciens êtres vivants sans conclure pour autant qu’ils correspondent à des espèces disparues. Sa pensée, qui a contribué modestement à la mise en place progressive du règne de la Science, est encore trop audacieuse pour l’époque. À la fin de son mémoire, une ligne rédigée dans une écriture différente et anonyme a été ajoutée. C’est un avertissement adressé à l’auteur de garder pour lui ses interprétations.

4- Considérer que l’écriture n’est pas pour moi une source limpide et qu’il m’est encore difficile après 45 jours d’atelier de faire émerger une voix qui m’appartienne entièrement. Remarquer néanmoins que je peux assez facilement inventer une histoire, créer mes propres personnages, les placer dans différents décors et leur permettre d’avoir leurs propres gestes et de développer des émotions.

5- Se pencher, ramasser une pierre arrondie par le roulis des vagues. Lever la tête silencieusement en direction des escarpements qui, là-bas au loin, font face à l’immensité de l’océan.

6- Suivre un sentier à Varengeville qui aura peut-être été emprunté par Monet pour y peindre « La cabane du pêcheur », admirer les vitraux de Braque, s’arrêter sur sa tombe.

7- Songer à l’érosion de la falaise, au travail de sape de la mer et à l’infiltration des eaux de pluie qui pendant les périodes de gel en font éclater de grands pans. S’inquiéter du recul rapide qui affecte les amas de roches crayeuses depuis ces dernières décennies. Se souvenir d’avoir lu que la vitesse à laquelle s’effectue leur abrasion est corrélée aux caractéristiques lithologiques de leurs régions.

8- M’apercevoir que dans le domaine de la fiction, mon imagination est libre et fertile. Elle se développe presque naturellement. Tout est permis, me semble-t-il, sans jugement. Je goûte alors au plaisir de pouvoir voyager au-delà du temps.

9- Regarder Dieppe dont les dimensions se sont réduites proportionnellement au nombre de pas effectués sur la plage et rebrousser chemin.

10- S’octroyer quelques jours pour visiter cette agglomération de taille moyenne, constater que son passé historique est conséquent et que son patrimoine culturel est très marqué par son histoire maritime.

11- Le débarquement dans le port au XVIᵉ siècle d’un éléphant pour qu’il soit offert en cadeau à Henri IV en témoigne. L’énorme mammifère, âgé d’environ cinq ans, a été acheminé sur un navire pendant plusieurs semaines. Il est probablement le premier spécimen africain depuis l’Antiquité à avoir été introduit en Europe par la voie atlantique. Il aura fallu déployer un ensemble de techniques et de moyens matériels considérables pour permettre au pachyderme de survivre pendant ce long trajet. Aura-t-il bénéficié d’un soigneur animalier originaire d’Afrique pour son entretien ? Lui aura-t-on fourni la quantité d’eau et de nourriture suffisante pour permettre son entretien et la continuité de sa croissance ? Il faut lui souhaiter ! Toujours est-il que le transport de cet animal depuis le Cap-Vert correspond pour l’époque à un triple exploit : technique, commercial et diplomatique. C’est également une preuve supplémentaire que les marins de cette localité avaient une connaissance approfondie des côtes africaines.

12- Aller consulter un fonds d’archives et découvrir qu’au mois de mai 1753, la juridiction d’Arcques mentionne un procès à l’encontre de duellistes dieppois. La sentence est rendue quatre mois plus tard par le parlement de Rouen. Le nommé Dupréel ayant abattu au cours d’un duel le nommé Ramin, se voit condamné à être pendu par les pieds et étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive à une potence installée à cet effet sur la place publique de la ville de Dieppe. Le corps mort du pauvre bougre y restera vingt-quatre heures. Après quoi, il sera traîné sur une claye puis attaché par le bourreau à l’arrière d’une charrette pour être ensuite baladé par les rues et carrefours de ladite ville. Pour finir, il sera jeté à la voirie et ses biens et acquis seront confisqués au profit de la justice.

13- Devoir rédiger rapidement une idée abstraite peut parfois me mettre en panique. Mes propres mots deviennent rétifs et silencieux, ils se mettent à distance, se dispersent, restent en pyjama dans ma tête. Ils refusent de prendre une forme structurée. Dans ces moments-là, ma pensée demeure captive. Je me persuade que ce que je ressens circule déjà à l’extérieur de moi, capté et exprimé plus aisément par d’autres. Je bloque. Je m’agace. Je regrette alors de ne pas disposer des outils qui me permettraient de mieux ciseler mes opinions. Mon texte se construit en patchwork dans une sorte de collage d’idées puisées ici ou là. La glaneuse un peu glandeuse, c’est moi !

14- M’asseoir dans la salle et prendre des notes qui me renseigneront sur l’existence des « sorcières dieppoises ».

15- Ausculter les Délibérations Municipales, les procès-verbaux du Conseil Général de la commune et les documents policiers. Noter qu’en 1789, 4 469 femmes mariées et veuves ainsi que 5 585 filles habitaient à Dieppe contre seulement 7 086 hommes.

16- Ne pas avoir assez de temps pour tout lire. Choisir quelques-unes des actions héroïques de ces femmes, souvent détournées en méfaits par un représentant de la gente masculine. À l’image de cet extrait en date du 5 juillet 1789 émanant d’un procès-verbal du Procureur du Roi : « C’est dans ce jour si affreux pour les bons citoyens que j’ai vu une troupe de 2 ou 300 femmes violer tout ce que la propriété a de plus sacré. Je les ai vus enlever des provisions que notre Hôtel de Ville, dans sa prévoyante sagesse, avait ramasser pour écarter loin de nos murs et mêmes de nos campagnes les ravages qu’entraîne la famine. J’ai vu ces femmes menacer la tête de plusieurs citoyens et la mienne particulièrement ». À plusieurs reprises, ce sont les problèmes de ravitaillement qui mettent les citoyennes de Dieppe en colère. Le moment le plus fort demeure la réquisition par plus de 4 000 d’entre elles de plusieurs tonnes de blé, transportées par le navire américain Le Mentor, venu de Boston, et destinées aux Parisiens affamés.

17- Partir à la recherche des mentions d’auteurs célèbres. Débusquer Châteaubriand, lequel aurait réalisé au moins six voyages à Dieppe. Recopier un extrait d’une de ses lettres datant du 6 octobre 1814 adressée à Monsieur et Madame de Duras : « Dites à la mer toutes mes tendresses pour elle ! Dites-lui que je suis né au bruit de ses flots, qu’elle a vu mes premiers jours, nourri mes premières passions et mes premiers orages ; que je l’aimerai jusqu’à mon dernier jour et que je la prie de vous faire entendre quelques-unes de ses tempêtes d’automne ! Pensez aussi que j’ai habité Dieppe trois mois ; que je me suis promené souvent du haut des falaises de la côte, que j’ai appris à faire l’exercice sur les galets de la grève, et que, tandis que le caporal me disait : « Charge en quatre temps ! Arme à gauche ! » Je regardais avec des yeux d’envie la vague qui se brisait sur la rive… ». Retenir qu’il y revient en juillet 1847, un an avant sa mort pour y faire quelques promenades. Mais lourdement handicapé par la goutte qui le ronge, il ne peut plus se déplacer par lui-même. Il se fait donc conduire en voiture à Longueville et Arques pour regarder une dernière fois avec la mélancolie qui le caractérise les deux châteaux.

18- Démasquer Victor Hugo de passage en 1837 avec Juliette Drouet. Le grand artiste trouve Dieppe insipide. Du château fort qui se dresse en haut de la falaise, il dit ne retenir que la fenêtre Renaissance par laquelle la tradition fait s’échapper en 1650 une autre duchesse qui s’y était réfugiée. Châteaubriand y avait fait référence deux ans avant lui : « En me promenant ce matin sur les falaises de Dieppe, j’ai aperçu la poterne qui communique à ces falaises au moyen d’un pont jeté sur un fossé ! Madame de Longueville avait échappé par là à la reine Anne d’Autriche : embarquée furtivement au Hâvre, mise à terre à Rotterdam, elle se rendit à Stenay auprès du maréchal de Turenne ».

19- C’est aux portes de Dieppe, à Puys, qu’Alexandre Dumas s’éteint alors qu’il était venu se réfugier chez son fils.

20- En 1824, la duchesse de Berry se rend pour la première fois à Dieppe. Elle s’y sent si bien qu’elle a le désir de se faire construire une résidence secondaire. Elle entraîne à sa suite l’aristocratie parisienne. La mode des bains de mer se développe. Elle atteint son acmé avec l’arrivée du chemin de fer et des « trains de plaisir » qui permettent de relier Paris à la côte normande en trois heures.

21- À la même période sur les côtes normandes, des femmes ont exercé le métier difficile et exigeant de ramasseuse de galets qu’elles pratiquaient en complément d’autres activités comme la pêche.

22- En ce premier tiers du 21ᵉ siècle, Dieppe est terriblement impactée par la dégradation de son bâti ancien. Le retrait de l’État et des fonds publics y est important. Sa somptueuse église Saint-Jacques, qui mêle le style roman à l’art gothique flamboyant, est en train de subir des dommages irréversibles.

23- Le littoral dieppois représente pour la commune un avantage qui lui permet encore de programmer quelques événements touristiques maritimes. Néanmoins, elle ne peut pas développer une attractivité régionale car Rouen et Le Havre sont trop proches d’elle. Dans le courant du dernier trimestre 2018, la misère se propage au sein de la population maritime et à la mi-novembre, les femmes de pêcheurs font parler d’elles. Regroupées sur le quai du port où elles ont l’habitude de vendre leurs poissons, elles accusent publiquement les chalutiers de Basse-Normandie d’avoir dépeuplé de harengs les côtes à force d’employer des techniques de pêche destructrices. Le personnel de ces bateaux « étrangers » est chassé à coups de pierres avant d’avoir eu le temps de débarquer leur poisson…

24- Savoir développer sans difficulté un concept à l’oral comme à l’écrit est un marqueur social. Exprimer clairement et de façon structurée des idées abstraites, avoir une totale maîtrise de l’argumentation reflète souvent le niveau d’éducation. Dans certains groupes sociaux, l’écriture est un outil quotidien d’échange et de pouvoir. Qu’en est-il au juste pour moi ?

25- À la fin du 18ᵉ siècle, Dieppe dispose d’un port de pêche de grande importance où les familles de pêcheurs représentent un bon 1/4 de la population. Il existe plusieurs communautés, dont celles du bourg du Pollet et du quartier du Petit Veules qui se consacrent essentiellement à cette profession.

26- À l’automne et à l’été de chaque année, de nombreux paysans des paroisses avoisinantes de Dieppe sont recrutés pour les deux grandes campagnes de harengs et de maquereaux. Ils viennent se faire embarquer et mettent à disposition leurs propres matériels de pêche. Entre les deux saisons, ils cultivent le chanvre, indispensable à la fabrication des cordes et filets de leur région. Pourtant la main-d’œuvre locale n’est pas suffisante pour compléter les équipages des 150 bateaux de pêche qui sont amarrés dans la ville.

27- Cela fait deux bonnes heures que le bateau a accosté. Caché dans la cale, Ildephonse attend patiemment que la nuit tombe sur le port. Mais il ne peut empêcher son cœur de battre à tout rompre chaque fois que des bruits de pas raisonnent sur le pont. Il a très peur d’être découvert et jeté en prison avec pour seul motif d’avoir voyagé clandestinement sur un bateau de la ville d’Amboise à celle d’Orléans. Attiré par la rumeur d’embauche dans les ports du Nord, Ildephonse a fui la misère de sa Touraine natale. Il a eu 21 ans en pleine traversée de la Loire et ne veut pour rien au monde que son aventure se termine derrière des barreaux.

28- Pendant la période moderne, la pêche demeure une activité collective encadrée par des usages locaux. Les communautés de pêcheurs de Dieppe se partagent le calendrier annuel, lequel est divisé en plusieurs saisons qui correspondent aux différentes espèces de poissons.

29- Ildephonse jette un œil autour de lui. Hormis le ciel étoilé et le cri strident des mouettes, il ne voit ni n’entend plus personne. Prestement, il saute sur le quai et y demeure accroupi quelques secondes. Au sortir du port, il longe à pied le bord de Loire pendant environ un kilomètre puis finit par s’enfoncer dans le cœur de la ville. Il cherche une auberge pour pouvoir y faire un repas car voilà plusieurs jours qu’il n’a pas mangé.

30- La jurisprudence du tribunal de l’Amirauté fixe les règles du métier de pêcheur. L’armement d’un bateau de pêche repose donc sur 3 institutions : l’armement à la part, l’hôtage et l’équipage. L’armateur, le maître du bateau et les marins, quels que soient leurs intérêts, sont tous placés dans une relation d’interdépendance étroite.

31- Bientôt, Ildephonse aperçoit au loin l’enseigne du Plat d’Étain. Il se souvient que Louis lui a parlé de cette auberge et du coût d’un repas et d’une nuitée. Il a trente sous en poche et ne peut pas se permettre de tout dépenser. Il se contentera donc d’accepter, parmi les chambres proposées, celle située juste au-dessus des écuries.

32- L’hôtage est un terme qui désigne une relation contractuelle d’une durée de 9 ans entre un armateur et le maître d’un bateau. Par ce contrat, l’homme qui prend la direction de l’embarcation s’engage à recruter annuellement un équipage avant chaque saison de pêche.

33- Allongé sur sa paillasse, Ildephonse réfléchit à la suite de son voyage. Va-t-il poursuivre son chemin en bateau vers le Nord en échangeant cette fois-ci sa force de travail contre une traversée ? Il hésite car il sait que la navigation sur la Seine est intermittente en raison du niveau des eaux. Puisqu’il ne lui reste qu’une vingtaine de sous, ne serait-il pas préférable de continuer par la route à pied ?

34- L’armement à la part donne la possibilité à chaque individu engagé par ce lien juridique d’apporter sa contribution au collectif. Le pêcheur fournit cordes et filets et reçoit en retour, à la hauteur de ce qu’il donne, une part du bénéfice tiré de la vente du poisson. Le matelot encaisse en sus une somme correspondant au louage de sa force de travail.

35- Ildephonse peine autant à choisir son prochain mode de transport qu’à s’endormir. L’odeur âcre et résineuse du bois de chêne brûlant dans l’âtre de la cheminée de la grande salle de l’auberge vient lui chatouiller les narines par une petite fenêtre restée entrouverte.

Le rire aigu et cassant d’une femme ivre lui parvient aux oreilles. Au-dessous de lui, les chevaux de l’écurie manifestent leur présence par intermittence en martelant de leurs sabots le sol de terre battue, et en faisant s’échapper de leurs naseaux un souffle bref. Ildephonse, désespéré, se tourne et se retourne sur sa paillasse, jusqu’à ce qu’il finisse par s’endormir d’épuisement.

36- Que révèlent les blocages dans l’écriture ? Sont-ce des inégalités sournoisement enfouies, des différences d’accès au langage et à la reconnaissance ? Écrire, faire entendre ma voix, une parmi des myriades. Est-ce un combat intérieur contre un mur qui me semble infranchissable ? Est-ce seulement une quête intime ? Pourquoi ces personnages ? Lison, Louis, Mathilde, Ildephonse, Nomvula, Talia ? La multitude des mentions « ne sait pas signer » sur les actes de naissances et de mariages dans les registres de l’État civil me revient soudain en mémoire. Elles sont là qui tourbillonnent autour de moi. Envisager l’écriture pour mieux me situer dans le monde, avec mes ressources et mes limites, mais vouloir inscrire aussi mon défi dans un cadre plus large, social et culturel.

A propos de Pascale

Attirée par les mots depuis l’enfance, j’aime tout particulièrement la littérature et les arts de la marionnette. Doucement mais sûrement, les livres ont envahi ma vie. Ils m’entourent dans ma sphère privée autant que dans mon univers professionnel. Timide avec l’écriture mais souhaitant m’enhardir et mieux retranscrire mes émotions, je me lance enfin dans le grand bain…

2 commentaires à propos de “#rectoverso #15 | La sortie de la cale”

  1. J’ai beaucoup aimé votre texte. Cette alternance de passages informatifs, narratifs et personnels sur votre rapport à l’écriture m’a vivement intéressée. Le fond et la forme. Merci.

  2. Merci de m’avoir lu Émilie. J’ai beaucoup aimé votre dernier texte et d’ailleurs tous les fragments de ce qui sera je l’espère votre prochain roman. Votre paragraphe 46 « Je voudrais être une huppe, une femme oiseau à la belle coiffe, au long bec recourbé. Il y en a une qui sautille sur le gravier, là devant moi » m’a fait penser au très beau poème mystique « La conférence des oiseaux » du poète soufi Attâr. Dans cet ouvrage, la huppe incarne un oiseau rassembleur qui répond aux peurs et aux doutes des autres volatiles en leur narrant des histoires et des paraboles. Votre passage avec le moulin que vous ne voyez pas mais qui vous voit et qui campe un surmoi non tyrannique et le clin d’œil à votre mère m’a bien fait rire.