1/ la question du suicide est première
2/ ma grand-mère s’est pendue l’année de mes vingt ans
3/ elle avait 71 ans
4/ je viens d’avoir 71 ans
5/ il y a des zones d’ombres où il est bon de se réfugier
6 on peut aussi considérer les lignes d’erre qui nous caractérisent
7/ ou croiser des regards pour sortir d’une forme d’anonymat
8/ des spectres sont parfois tout autour en protection du désormais qui peut être source d’inquiétude
9/ deux autres suicides sont comptabilisés dans ma famille : ils étaient plus jeunes et de ma génération
10// le suicide ne dépend pas de l’âge
11/ il y a de petites flammes qui brillent dans les regards échangés
12/ de lourdes ombres aussi donnent de la lenteur au pas d’aujourd’hui
13/ du visible et de l’invisible que savoir ?
14/ il y a toujours une forme de mystère ou d’inquiétude qui plane entre les êtres
15/ penser de quelqu’un qui est mort il est plus vivant que vivant peut paraître étrange
16/ quand Virginia Woolf s’est suicidée, elle avait presque 60 ans, elle s’est noyée
17/ déambuler au sein de son écriture qui froisse comme de la soie
18/ avoir toujours un livre d’elle à portée de mains
19/ un livre d’ailes
20/ laisser les livres infuser en soi le temps nécessaire
21/ s’abandonner aux mille facettes réfléchissantes
22/ le temps passe et fait son travail
23/ le hameçon est bien planté entre mes tempes
24/ les esprits de l’air flottent aux entours de soi
25/ à quel stade de matriochka se trouve-t-on en ce jour ?
26/ bien prendre soin de la petite à l’intérieur de soi
27/ on verrait bien voleter quelques phalènes tout autour
28/ il y a des vies intérieures qui rejoignent d’autres vies intérieures
29/ et les silences qui suivent ont autant d’importance que les mots
30/ ils ont le poids des pierres dans une poche de manteau au bord d’une rivière
31/ lire Virginia c’est donner à ses mots un nouvel envol
32/ Sylvia Plath avait 31 ans quand elle s’est suicidée en ouvrant le gaz
33/ il y a quelques appréhensions à continuer de poser des mots les uns après les autres
34/ il y a l’impression de manquer d’air
35/ dire non permet de rester un peu plus longtemps sur le seuil
36/ le doute est premier et le doute est dernier
37/ du grec epi, au-dessus et eiro, fil ou tissage, l’épeire a bien tissé sa toile autour de moi
38/ le cœur d’une petite fille bat toujours en moi
39/ Unica Zürn s’est suicidée à 54 ans en se jetant par la fenêtre
40/ ce qui est sans parole se diffuse comme une coulée de neige et outrepasse la langue, cela fait trace en mémoire, cela fait d’un instant une éternité
41/ en filigrane de ce qui s’est écrit il y a des vies implosées
42/ on n’écrit jamais tout de ce qui importe, il reste des ombres planant derrière soi que l’on ne sait pas évoquer, ou dont on ne peut pas encore parler. Tous ces suicides qui résonnent entre eux ou que j’ai transformés pour ne pas les affronter en face, et dont j’ai tu certains autres (celui de Chris par exemple la troisième amie du trio qui s’est tirée une balle dans la tête ou dans le cœur je n’ai jamais su et qui avait 40 ans). Mais à relire tout ce qui s’est écrit là, ce fil rouge se dessine sans que je l’ai choisi
43/ dans le recto de ce qui s’écrit, des récits prennent forment, se dessinent, esquissent un possible, murmurent un avenir, puis attendent une reprise, un creusement, une flambée de phrases. On le sait que certains avorteront
44/ entre deux mondes on ne peut que flotter, perdre l’esprit ou s’effacer
45/ il est établi que j’aurai toujours une vision floue. Tout persiste à s’emmêler. L’invisible et le visible ont une certaine tendance à se confondre
46/ Marina Tsvetaeva s’est suicidée à 49 ans en se pendant
47/ tout suicide est énigme
48/ le reste de la page reste vierge
49/ la vision floue est comme un passage vers un autre versant
50/ je constate trois récits qui se profilent, dont celui qui me requiert avec plus de force, cette forme de soliloque en écho à des phrases d’appel de Virginia Woolf
51/ certains textes ne peuvent pas encore se déplier
52/ ou ils se déploieront quand le pas s’enfoncera davantage dans la terre
53/ devant soi il y a sans arrêt une flaque à enjamber
54/ pour Alejandra Pizarnik il y a un doute sur un suicide à 36 ans
55/ écrire entourée d’ombres salvatrices ou pesantes, continuer l’avancée en sachant quelques écueils à éviter
56/ progresser à coups de peut-être, c’est pénétrer le lieu du caché avant la révélation
57/ rien ne presse
58/ se tenir sur le seuil des possibles c’est quand même exister
59/ s’insinuer dans le paradoxe
60/ s’infiltrer entre les mots de Virginia, là où ça dit
61/ au cœur du cœur
62/ Danielle Collobert s’est suicidée à 38 ans
63/ des espaces élastiques se tendent entre toutes ces elles
64/ je existe entre
65/ je cherche des mots rouges au milieu de la page
66/ je regarde à l’oblique
67/ je va bien
68/ je n’a pas envie de se suicider
69/ je a un peu le vertige au bord
70/ je éclate de vie
71/ je a juste envie de découvrir ce qui va s’écrire
72/il y a trois toiles d’araignées sous les yeux ; chaque toile a sa propre araignée au centre
73/ ce qui se passe avec Virginia Woolf ne s’explique pas. C’est, et il faut faire avec. Car je ne peut pas faire sans
74/ et le peut-être est bien posé là au milieu
75/ et l’obscur était sur la peau de l’abîme
76/ et voilà que je souhaitait s’arrêter à 71 et que je se tient encore devant le clavier de l’ordinateur
77/ il faut être précis : ce sont Les Vagues de Virginia qui ont planté leur hameçon
78/ parfois il y a la sensation de saouler les autres avec cette forme d’obsession autour de Virginia
79// je parle alors de Marguerite Duras
80/ je fredonne India song pour donner le change
81/ à défaut de se rendre sur les lieux de Virginia, je va marcher près de ceux de Marguerite, sur la plage de l’été 80
82/ je sent bien qu’une nouvelle toile pourrait ainsi se tisser et qu’il faut se donner des priorités
83/ le désir d ’écriture face à ce qui échappe, ou qui dépasse ce qui peut être attrapé
84/ peut-être envisager l’écriture comme cette salière en origami que l’on a tous fabriquée étant enfant
85/ un jeu de diseur d’aventure
86/ il faut d’abord la fabriquer à partir d’un carré de papier, replier les quatre angles en direction du centre, puis retourner et recommencer ce même pliage. Bien notifier les plis et ouvrir, en insérant les doigts à l’intérieur des cavités formées. Actionner, pouce et index de chaque main et imaginer l’oracle. Choisir un chiffre entre 1 et 10 et ouvrir et refermer la salière du nombre de fois choisi. Une fois les points préalablement colorés rouge, vert, bleu, jaune apparaîtront, une autre fois les points violet, rose, marron, noir. Si le rouge est choisi, par exemple, on soulève la partie sur laquelle est le point rouge et on lit le texte, et dans le cas d’une décision d’écriture la notification du fragment sur lequel travailler ce jour. Laisser le hasard décider, pourquoi pas
87/ les dix possibilités d’écriture, par le biais de la salière, ne suffiraient sans doute pas, mais c’est une manière d’organiser le travail à accomplir
88/ écrire dans l’arrière-pays de ce qu’on souhaite écrire c’est déjà écrire
89/ personne n’attend rien du je dans le domaine de l’écriture
90/ cela laisse du champ libre
91/ un peu trop sans doute
92/ je sait aussi que le temps est compté
93/ dans ce qui s’écrit il y a les choses de l’ombre et de la pénombre
94/ il y a aussi l’ailleurs des choses
95/ dans la salière, sous le rouge il y aurait le travail de divagations autour des Vagues
96/ peut-être ne faudrait-il mettre que des points rouges
97/ en réalité le problème ce n’est pas le suicide, c’est d’aller au bout d’un projet, de terminer
98/ et là je n’ira pas jusqu’à 100
(32/ Sylvia Plath avait 31 ans quand elle s’est suicidée en ouvrant le gaz« c’était un 11 février je suis née un 11 février pardon de parler de moi tes notes me touchent et me renvoient à cette question du suicide qui…) « je va bien » « je éclate de vie » bousculer la syntaxe faire trembler le je (prendre la voie enfantine) « 28/ il y a des vies intérieures qui rejoignent d’autres vies intérieures
29/ et les silences qui suivent ont autant d’importance que les mots
30/ ils ont le poids des pierres dans une poche de manteau au bord d’une rivière » Merci !
Va et vient entre suicide/survie/supplément de vie. Très touchant. Invitation à réfléchir aussi. Merci
83- Le désir d’écriture face à ce qui échappe ou dépasse ce qui peut être attrapé
Très impressionnée par cet entre les ombres tout en pudeur, merci Solange. Ce qui sauve c’est l’absence de point qui laisse ouvert ce qui ne se referme pas/jamais. Duras après Woolf. Et après Duras ? Ça vaudrait le coup de poursuivre parce qu’on se laisse embarquer par la précision de l’écriture
Merci à vous trois pour les échos de vos lectures. Cela aide à creuser encore.
le cœur d’une petite fille bat toujours en moi…devant soi il y a sans arrêt une flaque à enjamber…
…l’enfant aime jouer dans les flaques, faire jaillir les gouttes d’eau, éclabousser…sans retenue…
Merci à toi.