#rectoverso #PS | enfin vers le silence

Je n’écris plus depuis longtemps. Longtemps arrive vite quand on aime quelque chose ou quelqu’un qui ne vient plus. Mais je vais écrire à un ami, à un ami précis, lequel ? Je ne sais pas encore. Mais un ami, pas une amie, c’est sûr. Elles doivent passer dans l’été, comme au bon vieux temps où nous passions ensemble tout l’été. Je vais écrire à un ami qui ne fera pas le voyage. Peut-être à Alain, qui ne quitte plus le lit, peut-être à Alexis qui appréciera ou bien à Pierre : « Cher, voilà longtemps que je n’ai pas écrit. J’ai lu des poèmes de Denise Desautels ces derniers jours et j’ai eu envie d’écrire de la poésie ». Et ainsi j’aurai recommencé à écrire.

J’ai recopié le poème avant de lui envoyer. Depuis combien d’années je n’avais plus fait ça ? Recopier un texte par amour. Le temps de la lecture ne suffit plus. Le geste de la lecture ne suffit plus. Mon cœur s’embrase, il me fait presque mal. À qui dire cela ? Pas aux amies qui pourtant accueilleraient cet aveu chaleureusement, comme une fantaisie probable. Elles ont un corps semblable au mien, finalement toujours proche en dépit des différences. Je ne peux pas lui dire. On n’écrit pas impunément Mon cœur s’embrase, il me fait presque mal à un ami. Je recopie simplement le poème et lui envoie.

Elle retouche son monologue
fil à fil — rien à dire, à être
robe ourlée de brûlures, de blancs

le jardin clos
pas l’incident ni les ravages

jusqu’au matin
enfilade d’épithètes dures
ça fait du bruit le chaos qu’on enferme
avec des enfants, des filles, des états entiers
vivre défaille

après c’est si précis

la fin du jardin atteint la joue, ses reins, sa rage
un deuil trouve là sa justesse


Pas douée pour rester en un seul morceau
derrière une fenêtre de nuit. Ça tient pourtant
réussi, le petit silence de mort          
qui encombre l’âme


C’est fou, la chose barbare, la bête
qui se profile ferme, courant, rampant
sa nuque vers quelque part, ses bras plombés.

Je vois bien que je ne peux pas faire l’économie de ce cahier, d’un cahier de plus où noter mes secrets de trois sous. Un cahier de brouillon pour brouillonner encore fois ce qui ne passera jamais au propre. Pourtant, je sais que je vais enfin vers le silence. Le retour aux montagnes, la remontée des torrents… J’entends plus clair, j’aurai moins à dire. Ici, je cheminerai vers le moment de ne plus ouvrir la bouche ni l’esprit à la parole. En marchant, l’après-midi, sur les sentiers tordus qui montent dru même quand ils redescendent, les mots viennent encore comme à une petite enfant qui fait la joie de son entourage en désignant du doigt d’abord et en nommant ensuite. Cela aura son cours. Déjà, après quelques semaines, la démangeaison de prendre en photo chaque instant de la beauté s’est apaisée. J’espère que l’enfant s’endormira à la longue, et que je pourrai enfin me tenir face aux montagnes pour entendre. La poésie va vers le silence. Je me contrains à quelques mots seulement, comme des feuilles que je mâche et remâche en marchant.

À cache-montagnes
Enfant je jouais
Avec la brume et mes paupières

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com