#histoire #01 | une autre apnée

1. C’est l’histoire d’un père qui traite ses enfants de voleurs le jour où la voiture lui est retirée. Résister au ressentiment de ses yeux quand il les regarde maintenant ou les évite.
2. C’est l’histoire d’une femme qui fait semblant de manger pour les éloigner de sa bouche, de ses dents. Elle recrache, dos tourné.
3. C’est l’histoire d’un homme qui vit allongé, autant que possible allongé. Pourquoi se lever quand on bougera si peu.
4. C’est l’histoire d’une femme qui se justifie de vivre. À son âge, rêver les raisons.
5. C’est l’histoire d’une femme qui répète des mots, au hasard comment on ramasse des pommes. Ça fait des phrases de langue étrangère.
6. C’est l’histoire d’un papa qui rejette les mains de sa fille, je peux me nourrir tout seul, pour qui me prends-tu ?
7. Cette histoire des vieux qui rapetissent comme pour s’excuser de la place qu’ils occupent encore.
8. C’est l’histoire des vieux qui rapetissent et préparent la disparition.
9. C’est l’histoire du voisin qui guette derrière la porte pour ne pas descendre seul. Une cage pour ça, des brins de dialogue. Il prend l’ascenseur comme on prend un café.
10. C’est l’histoire d’une femme qui surprend le temps quand elle voit la gamine du troisième transformée en adolescente.
11. C’est l’histoire de la vieille qui fait semblant de ne pas savoir compter pour qu’on s’occupe de ses doigts.
12. C’est l’histoire de cette femme qui a peur de ne plus aimer si elle oublie.
13. C’est l’histoire de celle qui vieillit sans enfant, sans petits-enfants. Son histoire bientôt arrêtée, pense-t-elle.
14. C’est l’histoire de la honte ordinaire, les petites hontes sans raison. Ça ne les empêche pas de gonfler.
15. C’est l’histoire de celui qui frappe la table d’impuissance. Pas contre quelqu’un, contre tout.
16. C’est l’histoire des douleurs qui se déplacent, mutent, embrouillent. On apprend tardivement l’anatomie. Le corps, un nouveau livre.
17. C’est l’histoire de la femme qui écrit pour faire monde du peu de mots qui lui restent. Crayons et feuilles, ses territoires.
18. C’est l’histoire de l’homme qui parle bas, une langue qu’il ne comprend plus.
19. C’est l’histoire de la femme qui ne croit pas à son âge, comme si l’âge était une croyance et la vieillesse une divinité.
20. C’est l’histoire de la femme qui cache ses mains tachées dans ses manches.
21. C’est l’histoire du grand-père qui oublie les prénoms mais se souvient de chansons.
22. C’est l’histoire de celle qui fait du bruit pour qu’on sache qu’elle est encore là. Qu’elle se sache là aussi.
23. C’est l’histoire de l’homme qui compte ses médicaments comme d’autres comptent leurs sous. L’inavouable fierté.
24. C’est l’histoire de la femme qui regarde les photos comme on lit un magazine. Sa vie comme autant de récits.
25. C’est l’histoire du vieil homme qui s’excuse d’être lent, comme si la lenteur était un crime.
26. C’est l’histoire de celle qui met trois pulls, contre un froid venant du corps.
27. C’est l’histoire de l’homme qui épelle son prénom au téléphone, même à ses proches. Le répète, s’assurer d’être reconnu.
28. C’est l’histoire de la femme qui garde les sachets plastiques dans des sachets plastiques.
29. C’est l’histoire de l’homme qui nettoie ses lunettes quinze fois par jour, le monde reste flou.
30. C’est l’histoire de la mère qui sourit à une question qu’elle n’entend pas. Sa fille se contente de cette réponse.
31. C’est l’histoire de l’homme qui tapote la table du bout des doigts, ça fait compagnie et dialogue.
32. C’est l’histoire de celle qui lisse ses rides des doigts, comme pour consoler sa peau.
33. C’est l’histoire de l’homme qui salue son reflet par politesse. Et par amour tardif.
34. C’est l’histoire de la femme qui refuse le siège libéré et tremble en rythme.
35. C’est l’histoire de l’homme qui fait ses lacets assis sur le bord du lit, debout c’est trop loin.
36. C’est l’histoire de l’homme qui vérifie l’heure sur trois montres différentes. À toutes les heures, comme si le temps pouvait s’arrêter à force d’être surveillé.
37. C’est l’histoire de celui qui crie qu’il veut rentrer chez lui, sans savoir où c’est.
38. C’est l’histoire du grand-père qui raconte les mêmes histoires, elles commencent ainsi: celle-là, tu ne la connais pas.
39. C’est l’histoire du vieux qui sourit aux enfants qui ont peur de lui. Sourire de défi.
40. C’est l’histoire de la femme qui distribue bijoux et photos, leur choisir asile tant qu’elle vit encore.
41. C’est l’histoire de celle qui marche de plus en plus près des murs, comme pour se fondre dedans.
42. C’est l’histoire de la femme qui cache ses dents quand elle rit. Elle garde sa joie pour elle, intacte derrière ses doigts.
43. C’est l’histoire du vieux qui fait semblant de lire le journal qu’il n’arrive plus à déchiffrer.
44. C’est l’histoire de l’homme qui demande l’heure à tous les passants. Le temps ne passe pas.
45. C’est l’histoire de celui qui vérifie ses poches dix fois avant de sortir.
46. C’est l’histoire de celle qui ne jette plus rien, tout peut encore servir, elle aussi.
47. C’est l’histoire de l’homme qui montre la photo de sa femme aux commerçants. Parfois il doute.
48. C’est l’histoire de la femme qui parle à la télé comme si elle répondait à des amis
49. C’est l’histoire de celle qui écrit des listes de choses à faire, les recopie, recommence.
50. C’est l’histoire de l’homme qui se tient droit dans le miroir puis s’affaisse sitôt le dos tourné.
51. C’est l’histoire de la femme qui économise ses sourires comme si elle avait un quota.
52. C’est l’histoire de celle qui ferme les yeux et fait semblant de partir, juste pour voir l’effet que ça fait.

53. Et puis il y a l’avant. On n’est pas tout à fait vieux, on se dit, comme si le tout à fait vieux existait.
54. Les années comptées autrement, ni futures, ni finies.
55. L’avant, quelques années plus tôt. Avant l’évidence de l’âge chiffré.
56. Une femme s’étonne de son âge, recalcule pour vérifier.
57. Une autre ne dit pas son âge, tant il lui semble erroné.
58. Celle qui déroule sa vie avant de l’oublier, la déroule et se dit, j’ai vécu plusieurs fois: ça peut maintenant. Et c’est sa phrase qu’elle arrête.
59. Ceux qui sacralisent le temps, comptables d’années de l’encore possible.
60. Les corps sur le fil. Entre deux, ni robustes ni défaillants. La précarité, l’aléatoire.
61. L’existence sur le fil, on n’est pas vieux, mais on n’est plus jeune. L’équilibre, son vertige.
62. La fille qui a toujours fait plus jeune que son âge. Et vieillit d’un coup.
63. Ceux qui s’éveillent la nuit en comptant les années restantes au lieu des moutons
64. La lutte contre la vanité de chaque geste qui crée.
65. Et ces adultes qui courent après les projets, comme si l’activité pouvait retarder la fin.
66. Puis les bilans. Milieu de vie et l’obstination de pouvoir encore réparer.
67. La conscience de l’accélération après tant d’années lentes. Une autre apnée.
68. S’étonner de laisser tomber les conversations qui n’en valent pas la peine. Découvrir qu’on peut.
69. Alors à chaque matin pris: merci, j’en suis encore.

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

8 commentaires à propos de “#histoire #01 | une autre apnée”

  1. Bravo, le thème du temps, de l’âge, de l’image de soi sont très présents, cela ouvre la voie à un recueil de nouvelles possibles (avec notre fragilité presque naïve ) , et cette fin super : Alors à chaque matin pris: merci, j’en suis encore.