codicille : exercice périlleux que de rentrer dans la tête de moines quand, comme moi, on est si éloigné des choses de la religion. Que la riche vie intérieure et l’introspection de ces témoins qui s’expriment à travers les écrits de l’athée que je suis ne vous apparaissent pas comme sacrilège. C’est de la fiction…
moine assis avec casquette noire.— Je me demande quand je reviendrai ici. Si je devais revenir. Si même j’ai une chance de revenir. Ça fait beaucoup de questions, je ne sais pas s’il est sage que je me pose ce genre de questions. Bien sûr qu’on doit se poser des questions, mais pas ce genre. Des questions pour lesquelles je peux donner une réponse. C’est ça, je dois me poser des questions pour lesquelles je peux donner une réponse. Pour lesquelles Dieu peut m’aider à trouver une réponse. Les autres questions, celles auxquelles je ne peux pas répondre, je n’ai pas besoin de me les poser. La vraie question est plutôt : pourquoi est-ce que je me pose ce genre de questions ? Parce que je suis un homme. C’est humain de se poser ce genre de questions. Mais n’est-il pas humain de ne vouloir se poser que des questions auxquelles on peut répondre ? En vérité, le raisonnement est inversé : je sais parce que je crois et parmi tout ce que je sais se trouve la réponse. Je connais la réponse et c’est pour cette raison que je peux trouver la question. Je ne sais pas si je reviendrai un jour ici, place Saint-Sulpice, mais ça ne doit pas m’interroger. Ça ne doit pas m’interroger parce qu’il n’y a pas de question…
moine noir debout.— Tu te rends compte où tu te trouves ? Peux-tu imaginer la chance que tu as ?… C’est à moi que tu parles ? Oui, c’est à toi. C’est à moi. C’est à tous les deux que je parle. Je parle à celui qui a choisi d’offrir sa vie à la prière mais aussi à celui qui, un jour, a rêvé de se marier et d’avoir des enfants. Je vous parle à tous les deux, je me parle. Tu aurais pu imaginer venir à Paris un jour ? Tu aurais pu imaginer venir ici à l’église Saint-Sulpice, la plus belle église de la plus belle ville du monde ? Attention avec les superlatifs mon frère, c’est faire montre de vanité que d’en abuser. N’empêche que c’est beau. C’est incroyable la quantité d’énergie qu’il a fallu rassembler pour bâtir un tel monument. Tu la sens, cette énergie, au fond de toi ? Qui moi ? Oui, toi, et toi aussi, et moi. Tout le monde sent l’énergie de la foi, pourvu qu’on l’ait. La foi. J’aurais aimé que moi père soit là avec moi. Il l’est, en quelque sorte, parce qu’il vit en moi. J’aurais aimé lui parler, j’aurais aimé partager ce moment. Avec lui et avec tout ceux que j’aime. Si j’avais choisi une autre vie, j’aurais aimé me marier ici.
moine blanc debout.— C’est bien comme je me l’imaginais. Grandiose. Je n’ai jamais vécu ça. Courir à travers les cent-deux jeux, les cinq claviers et le pédalier du grand orgue de l’église Saint-Sulpice est une expérience unique, même si je suis frustré de n’avoir pu explorer les capacités de cet instrument majestueux. J’aurais voulu m’aventurer dans la Toccata et Fugue en ré mineur de Bach pour en ressentir la puissance. J’aurais voulu me perdre dans la complexité des rythmes de l’Ascension de Messiaen pour en savourer la couleur mystique. J’aurais voulu expérimenter la virtuosité de la Symphonie Gothique de Widor pour le faire chanter de tous ses tuyaux. Explorer ses timbres et ses registrations en jouant Mozart, Schubert ou Tchaïkovsky. Mais je ne l’ai pas fait. J’ai juste joué la messe d’un dimanche ordinaire. Pour moi extraordinaire.
moine assis sans casquette.— demander à frère Félix de me rendre la clé du presbytère envoyer le formulaire de dons pour la rénovation de la petite chapelle à l’association caritative de la paroisse inviter les élus des communes avoisinantes à la messe donnée en la mémoire du chanoine décédé la semaine dernière remercier la congrégation des sœurs de la providence pour leur aide précieuse dans la recherche d’un nouvel autobus à acheter rencontrer les parents du jeune Bertrand pour les convaincre de le laisser devenir prêtre écrire à l’archevêque pour l’informer du projet de voyage des Bénédictins du Calvaire au Vatican à l’automne prochain avertir Madame Lucienne qu’une paroissienne a oublié son foulard près de la statue de la Sainte-Vierge lors de la messe de samedi dernier commander d’urgence un cierge pascal parce que le précédant arrive en bout de vie et en profiter pour commander aussi un paquet de cent cinquante cierges classiques parce qu’on n’en a jamais trop acheter un nouveau carnet de notes pour remplacer celui que j’ai perdu parce que je ne vais pas réussir à me rappeler tout ça…

Formidable ! Quelle belle idée ! Merci d’avoir évoqué le grand orgue de Saint Sulpice et l’organiste-compositeur Charles Marie Widor.
Merci Émilie. Me reste à découvrir réellement cette musique, je la connais si peu.
J’aime vos explorations divagatoires poétiques, vos témoins singuliers, dissemblables et uniques ; l’amour de votre personnage pour l’orgue de Saint-Sulpice, pour Bach et Messiaen, pour son père, les siens, et le monde entier pour sa générosité, et pour le pragmatisme de la fin de votre texte.
Merci beaucoup.
Martine Lyne
Merci Marine Lyne, d’exploration en exploration, on tombe parfois sur de singuliers personnages et on (je) découvre des mondes jusqu’alors inconnus.
Alors, ah l’or, ça c’est fait.
Je me suis mise en tête de lire, pour changer. Les deux premiers textes sont passés « crème », mais ici, après avoir lu le codicille, j’ai du aller fumer une clope pour tenir mon engagement envers moua-même, il m’a vraiment refroidi.
Je reviens, je repasse vite fait un oeil et demi sur le codicille, il me refroidit encore. Mais. Je veux me tenir aux lectures. Que faire? Puis, tout-à-coup:lLe lire à voix haute. Et heureusement. Alors merci pour le texte et les Zoreilles dont j’essaye de prendre conscience, allez aussi pour le codicille qui m’a obligé à le lire à voix haute…
Les routes sont i(m)pénétrables, ô temps essayer par d’autres chemins.
Et bonnes journées!
Désolé que le codicille t’ait, à ce point, dérangé. Je le voulais au contraire apaisant. Dernièrement, j’ai fait une recherche internet sur un sujet religieux (pour un écrit). J’ai participé à un forum dédié au sujet pour collecter des informations jusqu’à ce que je reçoive de drôles de messages, me disant que c’est sacrilège de parler de ça et tout un discours obscur. Désamorçage immédiat, bien sûr. Je croyais qu’avec un désamorçage préventif… Merci quand même de ton passage.
Donc, je vais un peu me strip-teaser.
Je fais des recherches depuis que mes neurones se sont rencontrés dans la salle d’attente. J’ai passé un diplôme en ces sens juste pour qu’on n’arrête de me regarder en mode « elle est pas nette celle-là… ».
Je suis passée par beaucoup d’états, du sachant ou doutant, au satant, j’ai écouté, j’ai lu, j’ai cru écouter, j’ai cru lire, j’ai réessayé d’écouter, j’ai réessayé de lire, etc.
Au milieu de toussa, je m’étais perdue dans les théories de l’information, j’ai « malheureusement » trop digéré pour en ressortir, là, maintenant, quelque chose à mâcher.
Alors pourquoi ne pas aller y faire un tour?
https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_l%27information
je tenais vraiment à venir répondre, j’ai lu votre réponse hier et depuis je suis en mode « il faut que j’essaye de…dépasser la sensation de honte que j’ai à ne rien maîtriser malgré toute cette petite vie passée ça et là en tout incontrôle des directions émotionnelles, rationnelles, et tutti quanti ».
Sans oublier que honte n’est pas synonyme d’humilité.
Bref de bref. J’espère qu’il y a là-dedans au moins un petit caillou?.
Pour l’heure, pô mieux.
Merci! J’ai vraiment ri avec la chute, c’est tellement bien vu, ces contrastes de psychés!
Merci Natacha. À dire vrai, je me demande encore ce qui peut bien nourrir le monologue intérieur des moines, si ce n’est ces considérations intimes quand elles ne sont pas matérielles…