#histoire #02 | Une vénitienne

Un journaliste : J’arpente le campo San Zanipolo depuis quelques jours. Je ne sais pas trop comment aborder mon reportage. Pour l’instant je m’immerge dans le quartier. Je me perds dans les ruelles autour du campo San Zanipolo comme disent les vénitiens. J’ai tenté d’interroger des commerçants et je leur ai demandé s’ils ont entendu parler de Liliana Magrini. Des regards vides, des haussements d’épaules, des hochements de têtes négatifs ont été les seules réponses à ma question. Alors je déambule, je m’imprègne des lieux qu’elle a arpentés entre la calle della Testa où je pense qu’elle a habité et ce campo tout proche qu’elle aimait tant. Je vais m’asseoir sur la terrasse de Rosa Salva et je l’imagine traversant le lieu, faisant claquer ses talons sur les dalles de pierre. Je ferme les yeux, je l’entends, je la vois.

Un homme assis, lisant sur les marches du canal longeant le campo San Zanipolo: Ce livre est fascinant. La narratrice me donne une image de Venise disparue désormais. Elle évoque les métiers d’autrefois avec tendresse, le rémouleur par exemple. Elle donne à voir ce que je ne sais pas voir. Ce livre est envoûtant et je m’attendrais presque à croiser Liliana Magrini si je ne savais pas qu’elle est morte depuis déjà quelques années. Mais je sais qu’elle a hanté ces lieux, ce livre en témoigne. Elle a posé sa main sur le parapet du pont où j’ai posé la mienne. On pourrait dire que nos mains se sont frôlées, et là elle me guide dans une vision de la ville plus intime. Je médite avec elle. Je ressens sa présence. Elle est auprès de moi, c’est assez étrange. J’ai envie de rester là pour lire son livre Carnet vénitien, me laisser envoûter par ses descriptions. C’est elle, elle murmure à mon oreille.

Bartolomeo Colleoni : Depuis 1479 je règne sur cette place. Certes je ne suis qu’une statue de bronze conçue par Verrochio. Mais du haut de la stèle et de mon cheval je vois, je sais, je ressens, je pressens la vie qui se trame ici. J’ai repéré ce journaliste qui pose des questions ici ou là à propos de Liliana. S’il savait combien de fois j’ai suivi ses pas jusqu’à ce que sa silhouette disparaisse de ma vue et qu’elle poursuive son errance d’un côté ou de l’autre de la place soit vers la calle Barbaria de le Tole et rejoigne des petits coins du Castello plus tranquilles où les touristes ne vont pas, ou qu’elle enjambe le ponte Cavallo et affronte la foule cherchant à rejoindre la place Saint-Marc. De temps en autre, un homme marchait à ses côtés, à leurs yeux qui brillaient on se doutait bien qu’ils étaient plus qu’amis ; il me semble qu’elle l’appelait Louis. Ils parlaient en français et semblaient heureux. Parfois elle me fixait de son regard étrange, particulièrement lorsqu’il avait plu et que je ruisselais. J’avais la sensation qu’elle aimait comme moi les brisures de lumière, les reflets dans l’eau qu’elle prenait le temps de regarder, lorsqu’elle grimpait sur le pont. On sentait qu’elle aimait se laisser envelopper dans ces filets de lumière. De son balcon, juste de l’autre côté du canal qui borde le Campo San Zanipolo, elle avait l’habitude de me fixer droit dans les yeux, et je lui rendais son regard. Cela fait déjà longtemps que je ne la vois plus déambuler, mais le temps n’existe pas vraiment pour moi et j’aime à laisser ondoyer ces reliquats de songes.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.

2 commentaires à propos de “#histoire #02 | Une vénitienne”

  1. Je n’avais jamais entendu la voix du Colleoni. Sans doute parce que pas assez attentive. Merci à vous et à François Bon pour nous inviter à tendre l’oreille.

  2. Toujours eu beaucoup de mal avec toutes sonorités italiennes, j’ai eu beau chercher, faire des théories plus ou moins vaseuses sur cet « effet ». Puis, un jour, je suis tombée sur Anna Magnani.

    J’ai toujours la même image d’un extrait de film que je n’ai jamais pris le temps de regarder en entier, d’entier ce que je veux c’est cette image, elle hurlant.

    Je l’ai vu dès les premières lignes, merci de m’avoir fait cherché cette image.

    « Je salue la fraternité des hommes, le monde des arts, et Anna Magnani. »

    — Message de Youri Gagarine lors du premier vol spatial habité le 12 avril 1961

    Répète quinze fois :

    « Jeu salut la monstre-µ-eausité des Zhommes, l’ex-périt-en-ce des arts, e Anna Magnani. »

    En ce moment, je peine à me regarder de profil dans le miroir, mais c’est mieux que de lui tourner le dos, me dis-je.