#histoire #02 | comme un nid d’abeilles

C’est l’histoire d’un père qui traite ses enfants de voleurs le jour où la voiture lui est retirée. Résister au ressentiment de ses yeux quand il les regarde maintenant. Quand il les évite parfois.

L’épouse
Si tu crois que je vais compatir, tu te trompes. La pitié, je l’ai parfois mais elle m’agace. Tes phrases me reviennent. Tes sermons, tes menaces et je jubile presque de te voir enfermé à ton tour. Cloué en cage. Tu m’as privée de voiture. S’il t’arrive quelque chose qui s’occuperait des enfants, tu disais. Tu ajoutais toujours : et je ferais comment pour vivre sans toi ? Histoire de faire passer le reste. Me gratifier d’un rôle : l’indispensable. Épouse et mère utile, raisonnable. Et moi idiote, je renonçais. Pas complètement. J’ai toujours rêvé d’une voiture à moi seule. Rouler sans dépendre ni de toi ni des autres. J’avais choisi la couleur, rouge. Tu argumentais comme un commerçant : on est tous tes chauffeurs, tu es notre reine, pourquoi te fatiguer ? Et bien repose-toi aujourd’hui mon mari. Respire le même air vicié, goûte au paradoxe d’un roi prisonnier, roi surveillé. Qu’ils aient peur pour toi comme tu avais peur pour moi. Voilà la justice. Si tu veux m’aider, nettoie la salade. Le reste est prêt.

Le fils cadet
Il joue. L’ennui, l’injustice. Des scènes. Des crises. La tragédie sans queue ni tête. Sa haine pathétique. Plus envie d’expliquer. Une, deux, trois fois. J’ai donné. Je n’ai pas à me justifier. Stop. Ses regards, plus violents que ses insultes. Il me traite de voleur. Qu’il le pense. Voleur soit, mais pas complice. Jamais je ne le laisserai s’écraser contre un mur. Ni tuer un passant. Ni finir dans un ravin.

La petite fille
Papa prend parfois nos jouets. Quelques jours, puis il les rend enrubannés d’une leçon. Je ne sais pas ce que jeddo* a fait. Sa punition dure trop longtemps. Et plus ça dure, plus il glisse dans son fauteuil comme dans un puits sec. Je baisse les yeux quand je le vois. Je suis la fille du justicier. Je me sens coupable. Mais je ne veux pas cesser d’aimer papa.

Le fils aîné
Mon frère l’a achetée. Alors il la reprend. C’est son droit. Papa m’appelle vingt, trente fois par jour. À s’en rendre malade. Il supplie, insiste, répète. Je ne peux pas. Mais cinq accidents en deux mois… ce n’est pas une statistique, c’est une alarme. On veille à ce qu’il ne manque de rien. Mais il parle de prison, il dramatise. Du chantage à longueur de journée. Moi, je constate. J’écoute mon frère. J’écoute papa. Et je me tais.

La voisine
Pas d’avis. Non. Et puis je ne m’en mêlerai pas. Pas mes affaires. Enfin… plusieurs avis me trottent dans la tête comme un nid d’abeilles derrière mes tempes. Alors je ne dis rien. Mais on a perdu nos moments entre femmes. Il est toujours là, dans son fauteuil, parfois en pyjama, jamais de cravate. Ce n’est plus pareil. Pour ça que parfois je me retiens de dire : rendez-lui sa voiture, qu’on retrouve nos rendez-vous ! Et puis non, je n’interviens pas. Alors je souris et je viens moins souvent. Parce qu’il est là, toujours là. Parce qu’il faut supporter sa présence. Supporter son air malheureux, ses questions qui fouillent comme des doigts dans un tiroir fermé. Il veut comprendre ce qu’il ne peut pas comprendre. Et nous, avec ses yeux plantés sur nous. Nous, ce n’est plus nous sous ses regards. Ce n’est plus possible. Sa bouche fouineuse, ses oreilles trouées. Tout ça, si pénible. Puis je me dis, il n’y peut rien. Sans voiture, il ne peut plus autrement.

Le médecin
Il me dit qu’il n’est pas malade, qu’il est séquestré. Je n’insiste pas sur l’orgueil, son refus du diagnostic. Il me soupçonne de complot. Alors je hausse le ton, j’enfile mes mots techniques, mon masque d’ordonnances. Cinq accidents en deux mois, pour moi c’est un signe clinique ; pour lui, c’est un coup du sort. Je prescris ce que je peux prescrire. Des petits gestes. Des gélules que l’on avale comme des clés. Le temps lui a pris le volant, pas son fils. Je n’ai pas le courage de le lui dire en face.

L’ami du père
Je le regarde et je me vois bientôt. Comme une répétition générale. Un jour mes clés aussi, on me les arrachera. Peut-être que ce sera juste. Peut-être que ce sera une mutilation. On commence à mourir le jour où on ne conduit plus. Je n’exagère pas. Ce jour, la route se ferme. J’entends déjà le cliquetis des clés qui me seront retirées. J’espère mourir avant. Je pense.

* papy

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

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