ABDALLAH
Quelques gouttes d’eau scandent le tempo irrégulier de mes nuits sans sommeil. Le premier novembre, c’est aujourd’hui. J’ai froid. En tête, le psaume du Zabûr[1]que ma mère murmurait comme une boit-sans-soif en épluchant ses pommes de terre. Couché dans les entrailles d’une ancienne catacombe parisienne, peut-être sur d’anciens ossements humains, je suis un bloc de glace qui fond lentement sur des âmes flottantes : du gel et du feu en même temps. Mon histoire, me colle aux doigts jusqu’à arracher ma peau. Je sors pour ne plus l’entendre. Fuir encore, comme une brebis galeuse.
Mon anorak sous le coude, je me dégage de ma planque. Je l’enfile, et noyé dans la puanteur rassurante de ma vieille chemise, je traverse la rue Raymond Losserand, marche, la tête enfouie sous ma capuche. L’air frais transperce ma barbe piquante. Calfeutré dans la douceur spongieuse de mes chaussures, je résiste aux tiraillements de mon estomac vide.
On me klaxonne.
UNE FEMME AU TROISIEME ETAGE DE SON IMMEUBLE
Appuyée à la fenêtre de ma cuisine, j’avale une dernière gorgée de café. Des lignes de bras de grues à l’arrêt découpent l’aurore. En bas sur la gauche, un peu en retrait du terrain, une large planche se soulève lentement. Apparaît, un homme avec une chemise à carreaux jaunes et noires, un anorak à son bras. Non sans mal, il recouvre le trou duquel il vient de s’extraire, s’approche avec lassitude d’une poubelle pleine, regarde autour de lui, lève la tête. En un clin d’œil je m’éclipse derrière mes rideaux, me cogne même au coin de la table, comme prise sur le fait d’une intimité coupable.
Ce désir irrépressible de donner trace. Des photos, des carnets. Je sais pourtant la vanité à vouloir rapiécer le trou des mémoires familiales, des chaos enfouies. Je sais l’impossible sauvetage à s’appuyer sur son stylo ou son appareil photo comme à une béquille. A chaque minute, à chaque nouveau paragraphe ou nouvelle image, je claudique. J’ai peur, peur de glisser sur un sol morpion recouvert de nappes d’huile cachotières. Et pourtant je persiste. Je vais, d’une ligne à l’autre, j’entre, dans l’étouffée de paysages aux cris enterrés, m’accroche, aux troncs vides et aux souches meurtries de mes forêts anciennes.
UN HOMME DANS UN TAXI
Je lui claque un baiser goulu. Je l’aperçois enfouir une missive dans son sac. Parfum d’Histoire ancienne entre humidité du papier et poussière accumulée aux pliures.
Je tente de prendre sa main dans la mienne. Pour faire diversion, elle fait mine de s’intéresser à la tripotée de capuchons de stylos et de feutres, qui dépassent des poches de mon gilet sans manche « Hollington », une coupe qui sied bien à ma large morphologie, une boutique rue de Racine où dans mes années glorieuses, j’allais acheter ma garde-robe : l’été du jersey côte ou de la toile de lin, l’hiver de la laine ou du velours.
A Alger, il fera beau.
[1] Zabur : l’un des livres saints révélés par Allah avant le Coran. Zabur est l’équivalent arabe de l’hébreu Zimra, qui signifie « Chant-Musique ».
Beaucoup aimé ces trous. Et (pour moi) cet énigmatique : A Alger il fera beau.
Comme vous Louise, je me suis d’autant plus arrêtée sur cette phrase étrange que c’est la dernière.
Claudiquer. Peur de glisser. Persister. Impossible sauvetage. Le sens même de la littérature. Sa gageure. Merci Yael.