( Instantanés/1/)
La femme : Je déteste ces soi-disant savants en blouse blanche qui utilisent des mots que personne ne comprend pour annoncer des mauvaises nouvelles. Il a fallu que je décode son verbiage abscons et que je pose des questions qui lui ont paru idiotes pour que je commence à réaliser ce qu’il t’arrive. On m’a dit que toi, mon chéri, qui est là endormi dans ce lit, quand tu vas te réveiller, après l’effet des somnifères qu’il a fallu te donner pour te calmer quand tu es arrivé ici, tu ne me reconnaitras pas. Je ne sais rien de ce qu’il s’est passé depuis que tu es parti ce matin de la maison. C’est drôle, non c’est étrange de te voir là, si calme, si détendu, presque souriant dans ton sommeil étonnement silencieux. On dirait un autre homme. Un homme qui parait-il ne me connait plus. Je ne sais pas du tout si j’ai peur de ton réveil, de quand tu vas ouvrir les yeux et me regarder. Tout s’embrouille dans ma tête. J’ai l’impression d’être dans un film dans lequel je ne maitrise pas mon rôle et je sais rien de tes répliques à venir. J’ai beau revisité les jours passés, les dernières matinées, les quelques mots échangés, insignifiants comme d’habitude, au petit déjeuner, je ne comprends pas. Ce que je ressens m’étonne, suis-je en état de sidération, ou bien je minimise la situation, comme j’ai toujours fait dans cette famille. Je suis celle qui résout tous les problèmes, qui trouve toutes les solutions même quand on n’en cherche pas. Le médecin a été plutôt pessimiste sur ton retour à la normale. Je déteste ces pronostics pseudo scientifiques. Et les miracles, il en fait quoi ? Tu vas te reprendre, ta mémoire a fait une petite fugue, elle va rentrer à la maison et toi tu vas revenir ici avec nous. Ce n’est pas possible que tu restes dans un monde que personne ne connait. Le monde des amnésiques, tu parles d’une vie, déjà qu’on s’ignorait depuis quelques années, que l’amour avait foutu l’camp, si maintenant on doit vivre comme de vrais étrangers, je ne sais pas si je vais le supporter. Tout cela est juste un mauvais moment, un trou de mémoire, mais du fond du trou on en revient, on a vécu des descentes et des gouffres et on est remonté à la surface, toi et moi, et je sais que tu es un battant, un conquérant. Il faut que je me concentre maintenant, que je réfléchisse à ce que je vais te dire quand tu vas ouvrir les yeux pour que ce soit pour toi un électrochoc, et que tout redevienne comme avant. Oui, comme avant, avant le poids des années, des enfants, de ton travail, de mes déprimes, de nos disputes, de tes silences, de mes désirs, de nos regrets…je sais, quand tu vas te réveiller, je vais te parler des plus beaux moments, des mots doux, des rires, même si c’est loin, même si c’est très loin, ça va revenir, tout va revenir….mais je me demande bien ce qui a provoqué ce trou, cette mémoire évaporée, pour que tu passes toi de notre monde, même s’il était loin d’être parfait, à un autre et dans lequel je ne suis pas.
Le fils : ça alors, quelle histoire. Toi mon père, ce fou d’histoire, la grande avec un H majuscule, qui savait tout sur tout, qui donnait à tue-tête des conférences partout dans le monde, pendant que moi petit enfant, j’attendais que tu viennes m’en raconter des histoires avant de dormir, jamais tu ne m’as accompagné à l’école, ce n’est pas toi qui m’as appris à faire du vélo, à jouer aux échecs. On vient de nous dire que tu avais tout oublié. Oublier que j’existe c’était déjà presque fait. Tout oublier, il faudrait tout oublier…. J’suis sûr que tu ne connais pas cette chanson, à part le classique, rien ne compte pour toi. Je ne sais pas ce que ressent maman, elle ne montre jamais ses sentiments, moi je trouve la scène plutôt comique pour le moment. Je sais j’ai hérité de son cynisme, tu ne m’en voudras pas de rire, en douce bien sûr, on est des gens bien comme il faut, au dehors. Toi le beau parleur, le monsieur je sais tout, toi qui nous as toujours obligés à écouter tes grandiloquentes leçons, tes sermons, tes injonctions, toi cet homme brillant, trop brillant pour que je marche dans tes traces, te voilà, si on croit les conclusions du docteur, un perclus d’ego comme toi, vidé de tout, de ton savoir, de ta propre histoire depuis même ton enfance, de tes faits de gloire et tes déboires, tes conquêtes, tes défaites. On m’a dit que quand tu vas te réveiller tu ne me reconnaitras pas. C’est fou, c’est complètement fou. Je demande à voir pour le croire. Tiens maman semble s’endormir sur sa chaise. A défaut de savoir ce qu’elle ressent, je me demande ce qu’elle pense mais je ne vais pas lui demander. Chez nous on ne fait pas dans la confidence, on est dans le faire, ou dans l’absence de faire, et on ne dit rien de ses soucis, de ses tracas, de ses états d’âme. Elle va peut-être changer la donne dans la famille cette histoire. Ce trou de mémoire…Mais pourquoi elle n’est pas là, ma petite sœur ?
L’infirmière : Heureusement que c’est le dernier du couloir, je n’en peux plus de ces gardes à rallonge, parce que moi je n’ai pas d’enfant, parce que moi je peux venir à n’importe quelle heure et rester jusqu’à l’aube, parce que moi la dévouée de l’équipe ne dit rien, ne dit jamais rien, elle sourit. Toujours sourire. Tension 11/8, des constantes parfaites, il est en pleine forme cet homme qui a tout oublié. Moi aussi j’aimerai bien de temps en temps avoir des trous de mémoire, demain par exemple, en me levant ne plus me souvenir que j’ai un travail, des malades qui attendent, que le café est comme d’habitude trop chaud, que je suis déjà en retard, que je dois courir après le bus. Mais j’arriverai comme tous les jours à l’heure, parce que mes malades ont besoin de moi et je me dépenserai sans compter, ni mes heures, ni mes rides. Peut-être qu’il en a eu assez lui aussi de sa vie, et que sa mémoire est tombée dans un trou. J’aimerai bien savoir comment il a fait. Je suis sûre que moi aussi, à ce rythme-là, dans cette vie-là, un jour j’oublierai, j’oublierai que j’existe. Tiens, la dame s’est endormie et son fils regarde le plafond. Il y a une chaise vide. Comme moi, vide, je suis vide. Vide. Vide.
La chaise : Je suis le repos des jambes fatiguées, la compagne d’attente dans les salles du même nom, je suis avec mes sœurs à quatre pieds autour de la table de famille dans la cuisine ou la salle à manger, je suis abandonnée dans un grenier, à vendre sur un stand de brocante après une nouvelle beauté, je suis le siège de débats houleux dans des amphithéâtres d’université surpeuplé d’étudiants révoltés, en bois exotique ou en sapin, en fer forgé, sculptée ou en plastique, je suis longue , à bascule, roulante, je trône avec dorures et velours rouge, je suis banalement empilée ou en rang d’oignons avec mes semblables, j’ai des bras et des pieds, parfois bancales, parfois abimés, cassés. Ici, dans cette pièce silencieuse, je suis vide, mon assise est pleine d’air, mon dossier ne supporte aucun dos, mes pieds n’ont aucun poids à maintenir, je suis l’absence, la transparence, l’inexistence. Je suis là pour qui veut s’asseoir mais personne n’est venu. Je suis un manque, une insignifiance, une bonne à rien. Je ne suis rien. Ou peut-être au contraire, suis-je tout, tout ce qui explique tout. Le trou. Le trou de mémoire. Il est inutile de m’interroger. C’est bien connu. Les objets inanimés n’ont pas d’âme.