Ce pas qui s’avance, lourd, hésitant. Il est là. Lui, mon mari, vraiment debout devant moi. Ce corps massif oublié se découpe dans la lumière grise. Le silence s’épaissit. La tache sous son œil gauche a grandi comme une blessure éternelle. Son visage tremble ondulant comme une image qu’on effleure dans l’eau avant sa disparition. Ma bouche sèche est incapable de prononcer son nom, ma nuque se raidit, je reste figée. Mal à respirer. Vingt ans, vingt ans de solitude pétrifiée, sans nouvelles, tout vacille, les murs se resserrent, je perds pied
Moi le fils de cet homme, je suis face à un vide se comblant d’un coup, face à l’écroulement d’une paroi infranchissable de longues années. Papa, mot lourd, mot creux – il me regarde sans pouvoir me reconnaître, il cherche un enfant qui n’existe plus. J’ai grandi loin de lui, contre lui. Je suis incapable de faire un pas et mon cœur cogne si fort qu’il menace de s’échapper de ma poitrine. Je veux parler mais ma voix n’existe plus. Je n’ai plus d’âge ni de nom.
Sa silhouette franchit le seuil comme si le temps ne s’était pas écoulé. L’air est trop lourd. J’avais renoncé à lui, mon fils. Je l’avais enterré dans mes nuits sans sommeil. Le deuil que j’avais inventé pour tenir debout se fissure. Tout en moi s’affaisse. Et une colère sourde s’installe. Je voudrais le prendre par les épaules, le secouer, hurler mais je suis vieux et sans force, je voudrais l’embrasser aussi
Moi la voisine, j’habite en face. Souvent je reste là derrière la vitre à regarder les arbres. Aujourd’hui je vois cet homme qui ressurgit après vingt ans. Je sais peu de choses sur lui sinon le manque, la souffrance qu’il a laissés dans la famille d’en face. Visages fermés, repas silencieux, regards vers la route. Je l’ai reconnu aussitôt, malgré le temps, à sa démarche, son profil, à sa ressemblance avec son père. Je devrais être discrète et m’éloigner de la vitre mais je suis fascinée par la scène qui se joue. Elle n’appartient pas seulement à leur histoire, c’est une déchirure commune à tout le village.