#histoire #04 | introspection momentanée

Pourquoi le temps ? De ce temps qui saisit dans la même unité, celle de l’instant, ce qui se passe sur cette place parisienne de Saint-Sulpice ce dimanche sept septembre deux mille vingt-cinq à midi et cinquante minutes. Exactement. Cet instant-là, retiré de la somme des instants qui sèchent sur le fil d’un ensemble d’histoires aujourd’hui passées. Ce qui se passe devant mes yeux, c’est-à-dire par le prisme de ce que je vois, laissant ouverte la porte à ce que je ne vois pas, à ce qui est caché, à ce que j’ignore, à ce que mes yeux ne distinguent pas, ne comprennent pas, ne saisissent pas. Je regarde, assis sur ce banc à côté du Café de la Mairie. Je regarde et je note ce que je vois au crayon gris dans un petit carnet Moleskine noir à rabat supérieur. Je note et, bien évidemment, arrive le moment, l’instant, où je me demande. Un instant dans un autre instant, comme des poupées russes. Un instant habillé de pourquoi (il y aurait un autre instant où je ramasserais un bouquet de comment). Pourquoi le temps ? Pourquoi ce jour-là précisément ? C’est l’anniversaire de ma fille qui a trente ans ce sept septembre, mais je ne vois pas le rapport. Je ne suis pas ici, ni même à Paris ce jour précis en rapport avec cette date anniversaire, ni avec ma fille, ni avec quiconque. Je crois. J’ai été déposé là, sur ce banc, dans un mouvement dont je ne saisis pas l’origine avec une nuée de points d’interrogation qui, il faut l’avouer, éclairent avec bonheur ce genre d’instants insaisissables.

Équipez-vous de pourquoi et regardez le monde. Regardez avec l’esprit d’un enfant de deux ans. Et mourez sous le poids des questions, ou ne retenez que celles qui vous tirent vers l’avant. Celles qui vous offrent une bouffée d’air au lieu de vous asphyxier. 
Assis à cet instant sur un banc de la place Saint-Sulpice, je me demande pourquoi si peu de voitures de couleurs circulent. N’y a-t-il que des voitures blanches, grises ou noires à Paris ?
Hypothèse #1 : « Le grand rassemblement annuel des voitures tristes se tiendra, comme tous les premiers dimanches des mois de septembre depuis 1995, aux abords du Jardin du Luxembourg. Pour sa trentième édition, l’organisation a prévu un parcours dans les rues de la capitale, histoire de répandre la mauvaise humeur sur son passage et terminera son défilé devant les marches du Sénat, haut lieu de la tristesse parisienne, après avoir envahi la place Saint-Sulpice à la sortie de la messe dominicale. Espérons qu’un grand soleil ne vienne pas gâcher la fête. » (extrait du journal « Paris triste » en date du 1er septembre 2025).
Hypothèse #2 : Les stigmates de la pandémie de monochromie galopante qui a touché Paris voilà un an désormais, sont encore bien visibles dans les rues de la capitale. Après avoir attaqué la mode vestimentaire, la décoration des intérieurs et la pensée politique avec un retour en force du binaire, la maladie gagne la vie quotidienne des habitants jusque dans la teinte de leur voiture. Le délit de couleurs, avec l’arrestation systématique par les forces de l’ordre monochrome, des voitures qui ne sont pas noires, grises ou blanches, dissuade les quelques foyers résistants, principalement situés parmi les jeunes idéalistes.
Hypothèse #3 : La mode est à l’invisibilité. Nouveau credo du bonheur vendu sur ordonnance : ne pas sortir du lot. Finis les vêtements que l’on remarque, les bijoux, le maquillage, les chapeaux à fleurs, les chaussures rouges, les chaussettes vertes, les gants à rayures. Finis les pensées révolutionnaires, les différences, les arcs-en-ciel. Vive l’unique, la pensée unique, la vision unique, la couleur unique, les sentiments uniques, la mode unique, les goûts uniques, les uniques uniques. 

Assis à cet instant sur un banc de la place Saint-Sulpice, j’installe mes pourquoi. Pourquoi tant de moines et de religieuses ? Pourquoi n’y a-t-il qu’un seul café sur cette place ? Pourquoi le ballet des autobus devant moi est-il si précis pour m’interdire la continuité des événements ? Pourquoi la sœur blanche habillée de blanc porte-t-elle une étole rouge ? Pourquoi serais-je capable d’imaginer ce qu’il y a à l’intérieur de la tête d’un moine ? Pourquoi la vieille dame ? Pourquoi la petite fille ? Pourquoi l’homme au téléphone ? Pourquoi le chien ? 
Oui, pourquoi le chien ?

Photo de Joel Filipe sur Unsplash 

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

Une réponse à “#histoire #04 | introspection momentanée”

  1. Je me suis régalée. Envie d’être assise sur ce ban avec toi et de regarder et muser ensemble, sur le sens ou le non-sens des choses, et leur humour, ou le notre.