
Des autres, tu n’as pas voulu parler jusqu’ici. En quoi celle-ci est-elle particulière ? C’est son chiffre ? Le 5 revient fréquemment dans ton œuvre.
Ah, ce mot ! On ne peut pas faire sans ?
Cinq ?
Œuvre !
Tu gardes trace, il y a donc une œuvre. Et puis d’action en action, de cycle en cycle, on voit ton travail évoluer…
Mettons plutôt que quelque chose est à l’œuvre, qui me travaille et que les années passent. S’il ne fallait pas gagner sa vie, je ne suis pas certaine que je garderais trace, comme tu dis, que je ferais encore œuvre tangible.
Pourtant tu aimes la matière. Si je ne prends que ton travail du papier dans les vitrines… combien de temps faut-il pour parvenir à une telle maîtrise de la fragilité ? Tu avais dit quel point cette matérialisation t’importait dès les premiers entretiens que tu as accordés… Et dans Cinq Séquences, ce que tu es parvenue à transmettre à ce qui d’un support d’écriture devient, dans ton geste, par ton artisanat, l’écriture même… Dans les vitrines, c’est de la peau qu’on croit voir, la peau du temps qui s’est écoulé entre ces corps que tes dispositifs ont mis en présence. Tu es arrivé au bout de cette pratique ?
Probablement pas. Non, le papier, le processus de fabrication de ces feuilles-peau, ça demeure un grand travail, un grand questionnement. C’est pourquoi je me suis accrochée alors que pendant tant d’années en dépit des ravages des produits chimiques. C’est drôle de penser que je me suis si souvent brûlée en faisant du papier…
C’est pour te venger que tu as fait des œuvres de feu ?
(Rires) C’était une étape de ce que tu décris comme abouti dans 5 Séquences. L’encre sympathique, le tragique de l’usage unique, le désarroi des spectateurs : où lire ? Quoi lire ? Une tentative un peu facile de mettre le texte à l’intérieur même du papier.
Pourquoi es-tu si dure ? Les photos de leurs visages (encore des traces…) sont parmi les plus bouleversantes que j’ai vues de toi. Ce que je ne m’explique pas. Pourquoi ces textes leur importaient-ils à ce point ?
Qu’est-ce que lui est Hécube, ou qu’est-ce qu’il est à Hécube ? Sérieusement, c’est la chose peut-être que je retiendrai de mes années de travail : l’instant fait tout. Confrontés à l’instant, nous nous révélons bien au-delà de la situation. Les situations que je crée ne sont que le prétexte à l’instant, à l’action.
Mais si tu renonçais à en garder trace, existeraient-elles vraiment ?
Je veux peut-être parler d’en montrer trace… La tentation de les garder pour moi est toujours très puissante. Je ne sais pas si je pourrai toujours être à la hauteur et noter la trace pour m’en séparer.
Pourquoi dis-tu noter ?
Pourquoi pas ? (Rires)
C’est si… procédurier, comptable.
Mais je suis une femme de processus et de contes… Je dis noter parce que plus les années passent, plus je sens que je suis agie. Que je prends sous la dictée, en quelque sorte. Que je ne choisis pas. Qu’il n’y a qu’une chose à faire, alors je la fais. Comme en amour. Ou avec les malades.
Alors, je reviens à ma question : qu’est-ce qui t’a dicté la séquence 5 et pourquoi entre toutes décides-tu que tu ne me parleras que de celle-là ?
La question du pourquoi est toujours très jolie a posteriori. Je n’y crois pas trop. Je ne veux plus trop y croire. Croire m’empêche de faire. M’interroger m’empêche de faire.
C’est une surprise, pourquoi mentirais-je ? Pourquoi mentir si tard. C’est trop tard. Sur le moment, je n’ai pas la moindre idée de ce qui fait revenir cette photo sur le terrain. Je ne tombe pas dessus par hasard. Je finis par la chercher. Tu vois la porte obstinément close de la troisième séquence, alors la porte ouverte à deux battants de la cinquième t’apparaît comme une réponse, une logique, une sourde stratégie. Pour moi, c’est différent, je me réveille un matin, je suis à Hanoï pour une possible commande et je pense à ce que je n’ai pas fini. Peut-être parce que j’ai pris avec moi un livre que je vais abandonner là, en plein milieu. Mettons. Et je me souviens d’une vexation d’enfant presque, un projet que j’avais laissé tomber quand j’étudiais aux Beaux-Arts. J’y avais beaucoup réfléchi. Ça, je pourrais le jurer. Mais impossible de dire où en sont les traces. J’ai pas mal déménagé. Je bouge beaucoup, mais je suis plutôt au clair sur mes archives. Là, rien ne revient, sauf la brûlure d’une vexation. Mais dire de quoi elle est faite. Ce qui l’a causée… Mystère. Nous parlons d’un projet d’école qui a trente ans d’âge, aujourd’hui.
Dans ces cas-là, je parle. Je parle beaucoup de ce que je fais avant de l’avoir fait. J’engage ma parole. Aucune des personnes auxquelles je livre mes errances, mes questionnements, mes esquisses ne viendra me demander des comptes. Il y a des amis de longue date et des inconnus, souvent des gens que je rencontre en voyageant. Je ne sais pas dire pourquoi… les mouvements des transports m’entraînent. Comme si j’étais pleine d’eau et que ce remuement me faisait déborder. Parfois j’embrasse des inconnus en voyage. Avant de quitter ma place. Un baiser véritable. C’est surtout possible en avion. C’est tellement improbable de se retrouver suspendus dans les airs pendant plusieurs heures… je ne sais plus pourquoi je parlais de ça… Oui, en parlant du casse-tête de la cinquième séquence, une vieille amie m’a rappelé que j’avais fait des photos pour ce projet qui me tenait tellement à cœur et que je n’avais pas terminé. Je crois qu’elle exagère l’importance qu’il avait pour moi. Tout est primordial quand tu as vingt ans. Mais, oui, c’est aussi ma façon de parler, d’être engagée jusqu’à mi-corps quand j’évoque la moindre idée, comme un pêcheur à cuissardes. Je vois bien pourquoi les gens, y compris mes proches, s’imaginent que je suis toujours très investie, alors que je peux arrêter du jour au lendemain. Et donc, reprendre trente ans plus tard.
S’il te plaît, ne me demande pas ça. Pourquoi 5 et pas 3 ou 27. Est-ce qu’on est obligé de tout questionner ? C’est un catalogue, pas la pesée des âmes. Cet après-coup de l’explication, c’est complètement artificiel si j’y participe. J’adore que des gens brillants ou étranges choisissent de passer des années à écrire des choses que je trouve souvent magnifiques (ou farfelues, mais c’est bien aussi), sur telle installation, telle action. Quand je lis pourquoi j’ai fait ceci ou cela, je suis toujours d’accord. La vérité ne peut apparaître qu’ainsi : dans la fiction de leurs interprétations. Mais moi, je ne peux parler que du comment.
À la longue, cette histoire de photo a évoqué quelque chose. J’avais utilisé un polaroid, un vieux polaroid : je l’avais eu pour mes sept ans. J’avais une bonne raison (rien de l’enfance) : le bruit. Je voulais faire quelque chose avec du son. À ce moment-là, j’étais très portée sur le pourquoi des choses et comme je ne pouvais pas l’expliquer (le son, la photo, la porte…), j’ai renoncé au projet. J’étais timide aussi. Butée, mais timide et je n’avais pas encore osé aller là où j’avais l’idée. Je voulais être géniale du premier coup, alors, pour ne pas m’exposer aux questions désagréables, je ne faisais pas les choses, je les imaginais. La conséquence de cette intense inhibition, c’est que j’ai tendance à confondre des projets que j’ai réalisés avec d’autres dont j’ai seulement rêvé, si on peut dire. Heureusement que j’ai fini par passer à l’action.
L’appareil, je l’avais offert à un ex. Je lui avais aussi laissé mon appartement. C’était pratique : je savais que je pouvais retrouver des livres, des objets familiers là-bas. Entre-temps, l’appart a brûlé. C’est pourquoi l’espoir de retrouver un des polas en marque-page était faible. On ne s’était pas vu depuis quelques années quand je l’ai recontacté
avec ma question. Les gens qui me connaissent sont habitués. Je ne suis pas très douée pour l’amitié. J’ai besoin de poser du travail sur la table, même pour boire un verre. Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça, il faudrait le couper, ce n’est pas le sujet et ça ne regarde personne. Bref, tout a brûlé, mais dans les combles, il a retrouvé sur une poutre calcinée l’appareil dans sa boîte en simili cuir bordeaux. Il avait été projeté là, sans qu’on comprenne comment. Il marchait encore. La photo était dans une poche, à l’intérieur, avec quelques autres. Les polas vieillissent mal. On ne voyait que quelques visages effarés dans une grande tâche de lait. Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a frappée, saisie. Un tel ratage, c’est décisif.
Tu avais vu le film en 93 ?
Pourquoi serais-je allée photographier les sorties de salles si je ne l’avais pas vu ? Je ne fais pas ce genre de travail hors-sol, abstrait dira-t-on pour rester poli, auquel excellent
nombre de mes collègues dans le domaine permissif des Arts plastiques…
Tu cherchais à retrouver quelque chose de ton propre visage dans les leurs ?
Comme dans le kōan « quel est mon visage en cet instant ? ». Non. C’est beaucoup moins direct. Je crois (a posteriori, on se trouve toujours de si belles raisons), je crois que je cherchais à revoir le film sur ces visages. L’instant du film.
Le moment dont on peut écouter le son à la cinquième vitrine ?
Qui te dit qu’il n’y a qu’une seule séquence de son ? Cinq Séquences, c’est l’occasion de me refaire…
Pourquoi le casque ? Pourquoi pas une diffusion dans tout l’espace d’exposition ?
Cette question est indigne de toi.
Tu craignais une contamination des autres vitrines ?
Rien n’interdit au public de conserver le casque pendant toute la séance.
Séance, comme au cinéma ou comme sur un divan ?
(Rires) On va s’arrêter là pour aujourd’hui.
Puissance de l’ébauche. Ca m’emporte dans des zones ectoplasmiques, c’est vaste et flou.
Merci de votre passage. Des zones ectoplasmiques… Oui, ça pourrait prendre ce biais. À 30 ans d’intervalle, il y a toujours au moins un mort. Je poursuis cette chasse au fantôme.
« Baba »
Ce seul mot ne suffirait pas à dire
D’autres mots, moins instantanés pourraient suivre.
Se lancer sur la trainée de leurs traces ?
Même si pas sur papier car le papier peut brûler ?
Plus sûr de rester sur leur passage éclair.
J’aime bien ce mot de gâteau et de sorcière, Baba, qui est aussi le surnom qu’on me donne dans ma Compagnie. Pour le papier, je vais m’y coller : ce texte fait partie d’un plus grand, qui met en scène le travail d’une plasticienne (qui parle ici). C’est pour ça peut-être qu’il vous a impressionné : il profite de l’ancienneté de son corpus, beaucoup travaillé pendant l’été. Au plaisir de vous lire.
Je le ressens, le texte, comme fait de heurts. Les traces, les effacements, les à coups, les arrêts, les re-démarrages. La vie en somme (en somme-chiffres et en décalque et en sauts).
Merci Louise. Depuis quelques mois, années, j’ai pu lâcher quelque chose du tout cohérent auquel je me sentais obligé et qui m’empêchait de trouver le rythme que j’espérais dans les textes. Je suis revenu à une des consignes de l’été, (Marianne Alphant, interrogatoire), pour augmenter l’entretien avec la plasticienne contenu dans un catalogue d’exposition. Votre commentaire me conforte dans l’espoir que j’avais que cette forme rendrait simultanément quelque chose de la biographie et de la pratique : la vie, en somme.
Oui j’ai gouté aux mille feuilles du baba !