Il est très probable que celui-ci qui dort sur un banc dans un coin ombragé n’ait à ce moment très précis qu’une idée très incomplète de la place Saint-Sulpice qui s’offrirait à lui s’il avait les yeux ouverts bien que l’image qui s’imprimerait alors sur la surface de ses rétines aurait dans ce cas un angle de rotation de quatre-vingt-dix degrés par rapport à la réalité puisqu’il est couché mais mis à part ce petit problème qu’il pourrait résoudre en relevant simplement la tête il y a de fortes chances qu’il ne puisse décrire à cet instant en gardant les yeux fermés les détails architecturaux du clocher dont il profite pourtant de l’ombre ni la qualité du dallage du parvis ni prendre conscience de l’homme de l’autre côté de la place qui s’agite avec son téléphone collé sur l’oreille ni même ceux qui passent près de lui et qui sont surpris de le découvrir craignant qu’il soit mort alors qu’il cuve plus simplement le mauvais vin qui l’oblige à demeurer allongé avec les yeux fermés.
Il est très probable que cet autre assis près de l’arrêt de bus épiant tout ce qui se passe sur cette place Saint-Sulpice pour ensuite le reporter d’une écriture serrée dans le petit carnet genre Moleskine avec rabat supérieur qu’il tient sur ses genoux ait une vision générale et dégagée de l’endroit puisqu’il peut observer tout ce qu’il s’y passe sauf le triple saut à cloche-pied de la petite fille qui joue à la marelle devant l’entrée de l’église au moment même où l’autobus numéro soixante-dix placé devant lui et lui cachant momentanément la vue démarre pour rejoindre son terminus à la porte de Passy comme une voix artificielle l’indique à cet instant précis ou encore la très lente progression de la vieille dame au déambulateur qui s’éloigne le long de l’église alors que ses yeux sont attirés par une religieuse tout habillée de blanc et portant une étole rouge autour du cou qui traverse la place en souriant ou encore ce pigeon posé sur la tête d’un saint en pierre.
Il est très probable que celui-là qui porte d’une main un imposant plateau rempli de bouteilles et de verres et de tasses à café sur la terrasse du Café de la Mairie et concentré sur sa tâche de serveur ne puisse percevoir à cet instant précis de l’autre côté de la place le désarroi du chien assis que sa maîtresse admoneste avant de traverser la rue en empruntant le passage piéton qui se trouve devant eux ni même cet homme qui compte les voitures blanches ou noires ou grises qui passent devant lui jusqu’à apercevoir un véhicule de couleur et de se rendre compte qu’en cet endroit et en ce moment précis il n’y a pas beaucoup de voitures rouges ou vertes ou de n’importe quelle couleur ou encore ce moine pourtant assis à quelques mètres de lui et qui contemple benoîtement la place avec les mains posées sur ses jambes comme s’il priait ou enfin cette touriste qui observe la tête en l’air les détails des deux tours de l’église et de sa façade sculptée.
Il est très probable que celle-ci qui traverse la place en courant à petites foulées vêtue d’un legging noir en acrylique et d’un haut rose fluo en tenant une baguette de pain à la main n’ait aucune idée de l’intense réflexion qui anime l’organiste qui quitte précipitamment l’église Saint-Sulpice pour attraper son bus à savoir s’il aura un jour l’occasion de jouer la Symphonie Gothique de Widor sur le grand orgue auquel il tourne le dos dans sa précipitation ou cette femme qui parle fort et brasse de l’air devant un parterre de spectateurs hilares sur le parvis de l’église sans savoir que dans quelques secondes son histoire fera un flop parce qu’elle n’a pas de chute ou encore cette étrange silhouette la tête enfouie sous une capuche ou enfin ce jeune homme assis sur un plot en béton qui cherche à se rappeler ce que sa mère lui a demandé de ramener après la messe sans se douter en cet instant précis qu’une mendiante déploie un carton devant la porte de l’église.
Considérant l’ensemble de ces probabilités il semble fortement improbable qu’à cet instant précis ces individus soient en mesure de prendre conscience de tout ce qu’il se passe sur la place Saint-Sulpice ce dimanche sept septembre à midi et cinquante minutes à moins que s’inscrivant dans une fraction d’un temps fantastique tous ces personnages soient tout au contraire connectés les uns aux autres sans que vous lecteurs et moi-même rapporteur de cette scène ne savions ce qui va se passer dans l’instant suivant mais cette possibilité demeure néanmoins fortement improbable.

Comme dans les albums pour tout petits où une multitude de scènes est proposée. On voit tout avec netteté. Radiographie réussie d’une place.
Un régal d’images, d’évocations, d’habileté et d’humour
4 phrases improbables d’un souffle qui fourmille.