À deux pas du village et visibles en de nombreux points, l’Étang de Thau et le Mont Saint Clair. Le soleil descend lentement derrière les collines en dorant la surface de l’eau. Le vent est doux, chargé d’odeur d’iode et de sel. Sur la rive, quatre silhouettes se sont arrêtées, chacune pour des raisons différentes, mais toutes happées par le même paysage.
Une jeune fille regarde, et regarde encore. C’est toujours l’étang de Thau qui l’emporte, la saisit, l’enivre, cette lagune immense, de vingt kilomètres de long et cinq kilomètres de large, séparée du Golfe du Lion par un cordon de sable fragile reliant le volcan d’Agde à la montagne de Sète, le Mont Saint-Clair, qui domine et semble respirer avec l’eau. Elle connaît les chiffres, la superficie de sept mille cinq cents hectares, la profondeur moyenne de cinq mètres, et ce trou de la Vise, à trente-deux mètres, source mystérieuse sous-marine qui surgit, invisible, et pourtant elle la sent, elle la devine. Et à l’est, les Eaux-Blanches et l’Ingril, partiellement comblé, et à l’ouest le Bagnas, marais et réserve ornithologique, protégés, silencieux, habités de vies invisibles qu’on devine à peine. Elle fait le guide l’été, elle informe, mais ce n’est pas seulement une leçon apprise. Pour elle l’essentiel c’est le vertige de la vue, le plongeon du regard sur l’étang, les parcs d’élevage agencés comme une écriture calligraphique sur l’eau, réguliers, précis, hypnotiques. Puis elle lève la tête, et la montagne est là, volcan ancien, cent quatre-vingt-deux mètres, et son souffle se libère, elle se sent légère, ses pensées encombrantes s’évaporent, presque disparues dans l’air salin, dans le bleu qui tremble au-dessus des parcs à huîtres.
Face à l’étang, il se souvient inévitablement de ses sept ans. Le sable froid sous ses pieds nus, le vent qui froissait ses cheveux, et son père à côté de lui, silencieux, qui lui montrait les creux de l’eau, les trous où se cachaient les palourdes et les oursins. Il tendait la main, attentive, hésitante, et le monde entier semblait se concentrer dans ce geste simple : prendre, toucher, sentir. Et le sel sur sa langue, et la lumière qui se reflétait dans les flaques, et les petits animaux invisibles. Et puis l’hippocampe. Il s’en souvient encore, la surprise, la fascination. Un petit cheval fripé, fragile, délicat, qui se balançait. Ses yeux s’émerveillaient, son cœur battait, et il semblait que tout s’arrêtait autour, que le monde avait cessé de respirer. Et il se demande, là, immobile, si quelque chose pouvait être plus étrange, plus fragile et plus réel à la fois.
Tout allait mal la semaine dernière. Il faisait très chaud. Une chaleur collante, écrasante. La malaïga était revenue, comme chaque été, mais plus tôt. L’étang sentait mauvais, une odeur envahissante, une odeur de mort lente, de matière qui se décompose, de l’hydrogène sulfurée, une odeur d’œuf pourri. Je sentais que j’allais peut-être perdre une bonne part de mon élevage, et je pensais aux mois de travail, aux mains plongées dans l’eau, aux tables conchylicoles. Heureusement la malaïga est terminée. Je regarde aujourd’hui l’étang avec soulagement.
La femme, a posé son sac sur un rocher. Elle retire ses talons hauts, coupe son téléphone, ce qu’elle ne fait jamais. Elle reste immobile et regarde droit devant elle. Elle laisse couler le temps. Elle écoute le clapotis des vagues. Elle s’oublie enfin dans ce paysage marin. Lorsque le soleil derrière le Mont Saint Clair tend à disparaître, le vent se fait plus léger et un silence plus subtil s’installe. Elle ferme les yeux et respire à leur rythme.
C’est très réussi, merci Huguette.
Merci de votre écho Emiie
Je n’ai pas eu de vibration, mais cela peut être nécessaire dans un récit, d’avoir des temps de pause pour aller vers: « un silence plus subtil ».
J’ai eu l’impression d’être à un arrêt de bus sans savoir s’il allait finir par passer. Presque à oublier que je l’attendais d’ailleurs.
Alexia, vous avez toujours un regard singulier qui interroge.
Pas possible de s’endormir, réfléchir encore
Ces portraits m’ont touchée, ce souvenir d’enfance, l’hippocampe fragile…
Qu’est-ce que la malaïga ?
Perle souvent présente,
très touchée
la malaïga (mot occitan signifiant mauvaise eau) « Cette qualité d’eau dégradée en raison de températures élevées et avec un manque de vent (qui favorise les échanges gazeux air-eau en surface) implique conjointement une anoxie (perte d’oxygène) et une acidification locale empêchant la calcification des coquilles.
Si les coquillages et autres mollusques supportent des températures élevées (jusque 32 pour les huîtres), le déficit en oxygène conjoint leur est fatal.
La malaïgue déclenche une prolifération d’algues unicellulaires et de parasites néfastes aux crustacés filtreurs. »