Témoin 1
Le fleuve n’est pas encore dans son lit. Les gens parlent de crues sans savoir, mais là, il n’est même pas encore dans son lit. Il est encore au moins à cinquante mètres du chemin de halage. Les arbustes de l’été n’ont même pas les pieds qui trempent encore. La centennale, ça fait bien cent cinquante-neuf ans qu’il n’y en a pas eu. Juste le temps de se faire oublier. La levée a bien été érasée il y a déjà 6 ans, les grandes villes alentour en parlent, mais la majorité de ceux qui regardent n’a aucune idée de ce qui pourrait vraiment se passer. Ils n’ont d’ailleurs pas plus d’idée des raisons de l’élévation première, beaucoup se contentent d’effacer mentalement de l’image les camions qui circulent dessus en toute inconscience. De la Grande levée jusqu’à aujourd’hui, les mots sont des lits douillés dans lesquels les consciences s’endorment bien vite.
Témoin 2
J’ai pris des photos hier, mais j’aurais pris un film que ça aurait été à peine plus clair. Ce débit m’attirait hier, me fait peur aujourd’hui, et demain ? heureusement que de mon bureau, la fenêtre encadre l’image aujourd’hui. Comme je le dis aux clients : « je ne suis pas d’ici, donc aucun chauvinisme quand je dis qu’ici, c’est la vue la plus en perspective du fleuve. » Oui, ici, on voit bien qu’on n’y voit pas tout. Qu’il continue loin de chaque côté. Qu’il est insaisissable. Il parait que c’est dans la définition d’un fleuve d’ailleurs, ce caractère insaisissable. Je ne sais plus où je l’ai lu ni quand, mais je suis sûre de l’avoir lu quelque part. Alors la fenêtre me rassure un peu, je sais bien que c’est illusoire, que ce n’est qu’une construction qui voile le caractère insaisissable de l’eau, mais je m’y accroche aujourd’hui. Demain ?
Témoin 3
Ces humains sont d’un fatiguant, et encore je n’utilise là que leurs mots, rien que le jour où un seul d’entre eux comprendra qu’un mot est déjà une mauvaise traduction, ça me fera des vacances tiens. Et je ne parle pas des mythes qu’ils iront encore inventer pour préserver l’illusion de leur supériorité. Tout ça parce qu’ils ont peur de mourir. Allez, encore un qui croit que je ne sais pas ce qu’il va m’arriver, ici et maintenant. Il s’approche avec une larme dans l’œil, il n’a même pas un regard pour l’autre côté. S’il pouvait juste fermer les yeux, il verrait le souffle de l’eau dans chaque élément.