#histoire #05 | Vues et points de vue

1.

Des chaussures. Ou des bottes, déjà en cette saison ? des fatiguées, aux talons éculés, au cuir (si c’est du cuir) éraillé. Des neuves, pas encore craquées, bien lisses, achetées pour la rentrée. Des baskets, des bottines. Des semelles à crampons, ou des semelles fines, des semelles fluo, rose shocking ou vert acide. De vieilles godasses, juste bonnes pour traîner le dimanche. Des grandes, genre écrase-merdes, ou de toutes petites, noires ou roses, à bride et fleurettes brodées sur le dessus. Et aussi des sandales, qui montrent des ongles au vernis plus ou moins brillant, plus ou moins vif, plus au moins écaillé. Et des chaussures de toile blanche ou beige, lacées de blanc, bien brossées, bien entretenues…
Elles arpentent l’asphalte gris sombre, plus sombre là où on a renversé un liquide, sur lequel courent les premières feuilles mortes. Certaines sont d’un rouge écarlate, rouge baiser, et vues sous un certain angle, ressemblent à des bouches. D’autres sont noirâtres, d’autres de la couleur dite « feuille morte »… elles courent avec le vent, filent entre les chaussures ou s’écrasent sous leur poids. Elles sont poursuivies par les petits papiers colorés des emballages de chewing-gums et de bonbons qu’ont laissés derrière elles les petites chaussures.
Elles arpentent la rue, avancent doucement, traînent un peu, s’arrêtent, hésitent, repartent, un pas en avant, et puis non, un pas en arrière, puis deux, s’arrêtent. Puis repartent. Elles passent depuis des heures devant mes yeux de verre, devant moi qu’on a posée sur le sol, sur un vieux drap. Mais jusqu’à présent, je n’ai vu aucune main qui se soit baissée pour me prendre.

2.

Emplacement 132. De l’autre côté de la rue, l’église. Au centre du village, comme il se doit. En briques rouges, d’un beau rouge orangé, souligné de blanc, un blanc crémeux onctueux. Est-ce que c’est de la pierre ? ou bien est-ce que ce sont des briques faites d’une argile blanche et douce ? ou bien tout simplement de la peinture ? on dirait un gâteau de pain d’épice démesurément agrandi, avec ses vitraux en fruits confits rouges et verts, décoré de crème mousseuse.
Il y a une date, gravée dans l’encadrement blanc du portail, à gauche : 1894. L’église a donc résisté aux deux guerres mondiales, échappé aux bombardements. Parlant de guerre, devant s’élève le monument au morts. Pas tout à fait dans l’axe de l’église, légèrement décalé vers la gauche, vers le nord, au centre d’une petite place carrée, c’est une pyramide assez sobre. Pas de poilu en uniforme bleu céruléen, menton levé, regard vide fixé vers l’horizon, là-bas, vers l’est, la ligne bleue des Vosges, brandissant son fusil. Non, juste une sorte de flamme de bronze d’un gris noirâtre et terne. A sa base, sur trois côtés, sont gravés les noms des enfants de la commune morts pour la patrie, en 1870, en 14-18 et en 39-45. D’où je suis, je ne peux pas les lire, la dorure s’est ternie avec le temps. Je me demande si quelqu’un les lit encore, de temps à autre. Un curieux dans mon genre, de passage ? les employés municipaux chargés de l’entretien du monument, qui reconnaissent là le nom de l’arrière-grand-oncle ? le maire, qui vient déposer une gerbe le 11 novembre et le 8 mai ?
Et, à côté de l’église, entouré d’un mur de pierres, le cimetière. Où peut-être sont les restes de ces morts pour la patrie. Probablement non. Ce qui reste de leurs corps a été enterré dans les cimetières militaires qui jalonnent les routes de la région, peut-être pas très loin. Tiens, le cimetière est encore au centre du patelin, ici! Je me demande quand on a commencé à déplacer les cimetières à l’extérieur des villages. J’imagine le bazar que ça a dû être. Est-ce qu’on a aussi déplacé les corps ? genre, « Allez hop, les morts ! on déménage. Vous êtes trop à l’étroit, ici. Fini de se serrer contre le flanc de l’église à écouter les messes. Désormais, vous irez dormir dehors ! » Ou bien est-ce qu’on a juste empierré par-dessus, puis terrassé, bitumé, puis construit ? Mais pas dans ce village. Ici, on a gardé ses morts avec soi, bien au centre, face à la supérette et à la boulangerie.

3.

Sophie est debout derrière la fenêtre qui a remplacé la porte du fenil, juste derrière l’emplacement 48, occupé par son mari et sa fille aînée. Elle a enfin réussi à convaincre Jean-Claude de se débarrasser de toutes les pouilleries qui lui restaient de sa mère. Ça fera de la place et ça va permettre d’aménager convenablement l’étable et le fenil en petits studios pour chambres d’hôtes « à la ferme ». Elle n’a gardé que ce qui pouvait convenir à la déco des chambres. Le reste, à la réderie ou à la décharge !
Leur ferme, qui n’en est plus tout à fait une, est située en haut de la petite rue qui dévale du centre du village jusqu’à la nationale. Avant, c’était un chemin aux pavés inégaux, encaissé, qui se faufilait entre les prairies, les talus, les haies de noisetiers, de sureaux, d’églantiers et d’aubépines. Le chemin des vaches, on l’appelait. Il menait jusqu’à la grosse ferme des Duboille, celle à l’angle de la grand-route, qui faisait aussi station d’essence. La pompe a fermé, la ferme aussi. Il ne reste que les bâtiments, en bien mauvais état, que les héritiers ne sont pas fichus d’entretenir. Le petit parking du poste à essence est toujours là, transformé en arrêt pour le car du ramassage scolaire. Les prairies ont été loties, le chemin goudronné. On a construit des maisons, de gros cubes de parpaings posés sur garage et sous-sol, bien abritées derrières leurs portails métalliques, leurs grillages et leurs haies de tuyas.

4.

Emplacement 309. Sasha s’ennuie. Elle attend que ce soit enfin l’heure de remballer et de rentrer se mettre au chaud, dans sa chambre. Elle a fait un tour sur la brocante. Rien d’intéressant. Des vieilleries, des portables que plus personne ne voudrait montrer, des barbies déglinguées, des jeux de guerre pour mascus, les bouquins qu’on a dû tous se taper à lire au lycée, des lampes de chevet et de la vaisselle en faïence ébréchée  dont même sa mère ne voudrait pas… mais vivement qu’on rentre ! elle tourne le dos à la rue et regarde l’immeuble qui se dresse derrière leur stand. Le portail d’entrée s’ouvre par badge. Sur le pilier, une plaque toute neuve indique « Résidence les Acacias ». « Les Acacias » est écrit en jolies lettres, en anglaise. Pourtant, au-dessus de la porte d’entrée de l’immeuble est écrit en lettres capitales : « École de Filles ». Il n’y a aucun acacia dans la cour goudronnée, seulement les emplacements de parking numérotés. Il n’y a qu’une seule voiture. Sans doute les résidents ont-ils sorti leur véhicule en prévision de la braderie. Plus de filles jouant dans la cour. Peut-être y avait-on planté deux acacias, qui fleurissaient au printemps et répandaient dans les classes leur parfum sucré ? les filles dansaient des rondes autour de leurs troncs, ou jouaient à se courir après ? L’école de filles a été transformée en studios, l’école de garçons en médiathèque, elle est presque en face, de l’autre côté de la rue. Filles et garçons vont maintenant à l’école mixte, celle qui a été construite un peu plus loin ; c’est une grande maison ronde coiffée d’un chapeau conique, entourée de pelouses, d’arbres et de fleurs, comme celle des livres pour enfants que lui lisait sa mère quand Sasha était petite. Elle semble gaie et accueillante, cette nouvelle école, et Sasha se dit qu’elle irait bien pour son stage, celui qu’elle doit faire en cette année de seconde. Mouais, et si on pensait à autre chose qu’à l’école, m… !

A propos de George Baron

J'aime la lecture, la SF et l'Oulipo. J'ai commencé à écrire, et plus j'écris, plus j'ai envie d'écrire. C'est la première fois que je m'inscris à l'atelier de François Bon, et j'espère bien aller jusqu'au bout de cette aventure.

3 commentaires à propos de “#histoire #05 | Vues et points de vue”

  1. « rose shocking ou vert acide. « , oh merci, et toutes les autres aussi. Ca m’a étiré le visionnage sonore, toutes les autres aussi.

    « L’église a donc résisté aux deux guerres mondiales, échappé aux bombardements. Parlant de guerre, Mais devant s’élève le monument au morts.  »
    Je ne changerai rien, et j’aurais probablement tort, mais ce serait juste le temps de voir où et comment.

    et merci beaucoup pour « fenil »!!!

    • Oups! merci de m’avoir signalé la coquille… j’ai préféré corriger.
      Et merci pour votre lecture!
      J’arrive en retard de 4 étapes, j’essaie de rattraper le peloton, (parfois en écrivant et en me relisant trop vite…), mais dès que possible, je vous lis!

      • Ouh là, ça me rappelle un prof à la fac, trèèèès bon prof au pas sage, c’est si pas courant, qui s’inquiétait de me voir obligée de faire signer une feuille de présence parce qu’en reprise d’études il fallait que je montre à Mr Pôle Emploi que je déconnais pas.

        Je lui ai répondu, en moonwalk de dos pour sortir vite de l’amphi: « je suis…une absentéiste repentie…alors je prends ça pour équilibrer le karma… »

        Ca l’avait fait sourire, c’est déjà ça.

        Je ne lis jamais. Pour cet atelier, je m’y « oblige ». Et comme je suis une pseudo-scientifique un peu dératé-ent, je laisse des traces comme pour dire « tu vois? t’y arrives quand tu veux! »…histoire de pas lâcher le truc, j’ai encore « besoin » d’un petit côté « récompense »…on verra combien de temps.

        Bref, pas de soucis.