Je le surprends descendant les marches avec un élan qui contredit son âge. Il dédaigne les rampes solides en bois ciré, il pose les pieds avec mesure du côté large des marches, 25 marches et encore 12 marches pour atteindre le hall qui conduit au portail. Pas question non plus de prendre l’ascenseur, pas encore assez vieux pour ces facilités, tant qu’on peut marcher, on en profite…Et il fera de même au retour quand le sac de courses sera rempli…Il cherche la clef pour sortir, mais non, il y a juste un bouton à gauche à presser et le portail s’ouvre…Ce matin, il fait beau dehors, un petit vent, il a bien fait de prendre le blouson léger. Le magasin se trouve tout près sur la rue principale, juste après le carrefour aux feux rouges. Le nom n’a pas d’importance, ça change souvent, une chaîne après l’autre, mais il est toujours au même endroit et il vend toujours les marchandises qu’il aime acheter. C’est lui qui fait les courses, c’est son domaine depuis longtemps et il connaît les rayons, les promotions, les prix. Il est content de lui, la tête marche encore mieux que les jambes. D’ailleurs ses enfants lui ont offert un ordinateur – tu aimeras, on pourra t’envoyer des mails, des photos, des tas de photos qui se promènent sur l’écran dès que tu l’ouvriras – il a laissé faire, il n’est pas si moderne que ça, le grand-père, mais si ça leur fait plaisir…
Cet après-midi, il doit sortir, visite chez le docteur. Je le vois qui s’énerve, il est agité. Il n’aime pas laisser sa femme toute seule, elle est malade, mais il n’a personne pour rester avec elle. Il se hâte, les marches défilent, en bas la concierge l’arrête, bonjour Monsieur le professeur, ça ne va pas ? …non, je suis inquiet, je ne peux pas remettre mon rendez-vous, vous pourriez jeter un coup d’œil à ma femme dans une heure, si je ne suis pas revenu ? Je vous remercie, vous me rendez un grand service ! Et il se hâte à nouveau, le tram 71 est au bout de la rue, il arrive à temps pour monter, trois marches un peu hautes, le tram est un vieux modèle, il cherche un siège, retrouve son souffle et regarde défiler les vitrines des magasins, les piétons et les cyclistes. Il sera à l’heure…
Je le vois jeune, beaucoup plus jeune, cheveux blonds déjà clairsemés, petite moustache qui frise, lunettes cerclées de métal, il n’est pas grand pour un homme, mais mince, délié, démarche souple, c’est encore tôt le matin et il se rend à son bureau. Ce n’est pas loin, il peut aller à pied. En sortant de l’immeuble, il tourne à gauche, puis encore à gauche, dépasse le commissariat dans la rue voisine et continue tout droit jusqu’après l’hôpital. Il est content. Il se rappelle comment ils ont bataillé pour trouver un logement après la guerre. Ils avaient déjà trois enfants, il fallait de la surface. Et par chance, ils ont trouvé. La famille est bien installée, au centre d’un quartier vivant. Et son lieu de travail se trouve tout près. Encore quelques pas et on voit les coupoles en oignon de l’église russe, toits verts qui surplombent les rails d’un chemin de fer. Juste en face, de grands portails sous des porches immenses, il entre en souriant, la journée peut commencer…
Aujourd’hui, je le vois prendre sa canne en partant, il marmonne, il pense que c’est plus prudent, la promenade sera longue. Ce sera comme un pèlerinage. Il veut revoir les rues de son enfance, ce n’est pas loin, juste un peu plus haut, sous la ceinture qui entoure le cœur de ville. Il y va seul, pas besoin d’aide, même s’il est vieux. C’est juste que ça monte un peu. Il avance jusqu’à l’église russe, là où se trouvait son bureau autrefois — la société, après maintes fusions, a déménagé dans les nouveaux quartiers de l’autre côté du Danube — et tourne à gauche vers le quartier des Faisans, drôle de nom, il ne sait même pas l’origine…c’est son quartier, il y a grandi, il sillonne les rues, la Mohsgasse, au nom d’un scientifique, dans laquelle il est né, où ses parents avaient une épicerie, la Kleistgasse, au nom d’un écrivain célèbre, où sa sœur aînée a longtemps habité, la Jacquingasse, au nom français il ne sait d’où il pourrait venir, et qui se prononce à la française, avec son église aux briques rouges et à la tour pointue, où il a été baptisé, et encore la Khunngasse où logeaient ses beaux-parents, et la Hegergasse où son beau-père avait ouvert sa menuiserie, et plus bas la Keilgasse où son ancien immeuble est parti en ruine sous les bombes…le quartier a été réaménagé, mais il retrouve tous ses vieux souvenirs… il arrive au Belvédère, palais baroque, musée dédié à Klimt, et lieu historique où, dix ans après la fin de la guerre, un Traité d’État a rendu son autonomie au pays, grand évènement, les ministres au balcon, applaudis par une foule en liesse, il y était, avec toute sa famille, les enfants tout devant, les petits sur les épaules, pour bien garder en eux le souvenir de ce moment important… il finit par entrer dans le jardin botanique attenant, je vois bien qu’il est fatigué, maintenant il cherche à s’asseoir, il y a des bancs tout le long des sentiers au soleil, et de l’ombre sous les tilleuls, il se pose, trop de souvenirs, de l’émotion, de la tristesse, le temps est impitoyable, il a perdu beaucoup d’amis, il est le plus vieux parmi ses proches, il est fier et pourtant ça pèse…un peu de repos, après il repartira…il pourra toujours rentrer en tram 71 au coin de la rue, ou avec le bus 4A qui l’amènera jusque devant chez lui…