#histoire #06 | Dans les herbes sèches

Il fait beau en ce début d’octobre. Françoise est assise dans la cour de cette ancienne ferme où elle a loué une chambre pour une nuit. La veille, c’était le mariage de sa petite nièce. Elle doit rejoindre la noce pour le repas du midi, celui où on finit joyeusement les restes en famille. Seulement voilà, à cause de la brocante, impossible de sortir sa voiture avant midi ! alors elle sirote un café en regardant la cour de la ferme, l’ancienne étable réaménagée en chambres d’hôtes, et la porte du fenil, comme suspendue dans les airs. Comme à la ferme des cousins. Elle revoit la charrette de foin rangée sous le fenil, et les fourches qui montaient les bottes vertes dans le fenil au-dessus de l’étable. L’odeur lui revient, et le chemin qui monte jusque là-haut dans les champs. Elle entend le tapotement des pierres sur les lames brillantes des faux, les pierres à aiguiser, longues et noires, et sa mère qui lui dit de bien rester à l’écart des lames. C’est le plein été, le soleil est haut dans le ciel, on lui a mit un chapeau de paille sur la tête et on l’a assise avec ses deux cousins contre une petite meule de foin vert et parfumé. Le champ a été à moitié fauché et les hommes repartent. Ils sont quatre, sur un même rang, à quelques mètres d’elle. Son père est là, c’est le deuxième à partir de la gauche, le plus grand, en chemise blanche et casquette sur la tête. Les hommes s’éloignent, les faux se lèvent et s’abaissent en même temps, se relèvent et s’abattent, et ils s’éloignent, peut-être en chantant, vers le bout du champ, loin dans le passé. Elle ne se souvient plus bien, elle s’est sans doute endormie… les femmes qui retournent le foin… les hommes qui le chargent sur la charrette, les rires avec les cousins, ils jouent à se laisser tomber dans leur petite meule… impossible de dire si c’est le même jour. Et le retour vers la maison qu’ils occupent pour l’été, non, pas vers la ferme, mais de l’autre côté, sur le chemin du plateau. Son père la soulève et l’assied sur ses épaules, elle tient sa casquette grise de ses petites mains. Elle regarde les blés qui ondulent, les alouettes et les hirondelles qui glissent dans le ciel. Ils marchent vers le soleil, plus bas sur l’horizon. C’est l’été, un été qui ne finit jamais quand on a quatre ans.

*

Je suis le couloir, ses murs blancs, mais d’un blanc doux, presque crémeux, ses larges baies qui laissent entrer la lumière de cette fin d’après-midi de juin, je passe devant les coins-conversations aménagés pour les familles, avec leurs coussins crème, jaune bouton d’or, vert pomme, bleu azur, le tableau abstrait du même bleu profond, ultra-marin qui fait penser aux vacances en bord de mer, dans les maisons blanches aux volets bleus… Je pousse doucement le fauteuil sur le carrelage crème, le fauteuil sur lequel j’ai assis Gilles après l’avoir habillé, l’avoir pris dans mes bras, soulevé, lui qui ne pèse désormais presque plus rien…
Il m’a demandé de l’emmener dehors, pour pouvoir fumer. Et aussi de lui acheter des cigarettes. Alors, je lui ai acheté celles au paquet rouge et or, les clopes de luxe, celles avec lesquelles il aimait frimer, jouer au play-boy. Dès que nous sommes sortis du hall, il en a allumé une, si fébrilement que j’ai dû lui tenir le briquet devant sa main tremblante. Autour de nous, juste devant l’entrée, des fauteuils, des goutte-à-goutte, en survêts ou en peignoir par-dessus la chemise d’hôpital, tous fumeurs. Au point où ils en sont… au point où il en est… Son oncologue m’a dit que c’était la fin, des métastases partout, la vessie, les intestins, les os… partout, sauf les poumons, là il n’en pas encore ! quelle ironie! avec tout ce qu’il a fumé depuis des années. Il ne peut plus manger, à peine boire, mais fumer, ça!… Il avale goulument la fumée et son visage se détend. Je lui propose d’aller un peu plus loin, où il y a un petit espace planté d’arbustes, d’herbes et de rosiers, des petits à fleurs rouges, ceux qu’on plante sur les bords des autoroutes et qui résistent à tout. Au moins, on sera au soleil. Je lui ai mis son bonnet de marin, le bleu à bord côtelé. Avec ses lunettes de soleil et son short, ça lui donne l’air d’un pirate. Un beau pirate, amaigri, mais toujours aussi beau. Il a toujours de beaux mollets. Sans un poil, grâce aux chimios. Je sens ma gorge se serrer, je regarde les herbes sèches  à panache blanc qui se balancent mollement dans la brise d’été. Aucune idée de leur nom, on plante ça partout dans les espaces publics, sans doute parce qu’elles ne demandent aucun soin. Aucun parfum, ça ne sent rien, juste la poussière. Heureusement, je dois pousser le fauteuil, il ne me voit pas… Il vient d’en rallumer une et papote gaiement. Il a appelé Gégé. «Mais si, tu sais bien, Gégé d’Arcachon…» Je grommelle un assentiment. « Je l’ai appelé tout à l’heure… avant que tu ne reviennes… eh bien, il nous attend.». Non mais, je rêve ! il est en train d’organiser un voyage, des vacances ! à l’autre bout de la France!!! «On va louer une voiture, comme ça je pourrais voyager allongé, ou bien on prendra une ambulance, si tu crois que c’est mieux. Et une fois là-bas, tu verras ! rien que d’y penser, je me sens déjà bien mieux ! Tu nous vois, tous les deux ? sur la terrasse, moi sur une chaise longue, bien au chaud, et toi, tu me serviras un verre. Un verre de vin blanc et doré. Ou plutôt non, un whisky, j’ai envie d’un très bon whisky ! Devant la baie, la mer toute bleue, au soleil…»
Je lui dis oui, je dis oui à tout, je fais semblant d’y croire, ça fait des semaines que je fais semblant. Et puis épuisé, il se tait, d’un seul coup. Il s’est endormi.
Je me souviens l’avoir ramené dans sa chambre. Avec l’infirmière, on l’a déshabillé, recouché, sédaté…
Ça a été sa dernière sortie, son dernier jour de soleil. Après, il a sombré.
A-t-il encore rêvé de la mer bleue ?

*

Elle n’est pas là non plus. Maxime a fait toute la réderie sans la trouver. Là c’est le bout, avec ce manège à la c… hurlant de toute sa musique et de toutes ses couleurs fluos. Marre, marre, marre… du bruit, du monde, de la brocante ! il n’y retournera pas.  Il marche, vite, il veut s’arracher, se vider de toute cette colère qu’il sent s’amasser en lui, à cause de… de ce qu’il ne comprend pas. Alors, il suit le petit chemin empierré qui monte vers le plateau, là-haut, dans les champs. Il regarde ses pieds, ou les cailloux, les bouts de briques avec lesquels on comble les ornières, les brins d’herbe. L’herbe ! oui, l’herbe à ruminant, oui, il rumine. Sa rage. Son impuissance. Ses parents l’ont envoyé en internat, dans une boite privée à Lille. Il ne revient ici que pour les week-ends, et encore, pas tous ! il y a les khôlles du samedis, les dimanches chez l’oncle… et pour une fois qu’il est là, impossible de la voir, de lui parler, de comprendre. Elle ne veut plus de lui ? mais pourquoi le fuit-elle? parce qu’elle le fuit, non? il relève la tête et voit qu’il est arrivé dans la houblonnière. La récolte a été faite, des cordages et des lianes jonchent le sol. Dans les ornières laissées par les machines, des flaques d’eau reflètent le gris du ciel et les poutrelles métalliques de la houblonnière. Quand ils étaient venus là, tous les deux, les tiges vertes toutes neuves se lançaient à l’assaut des cordes tendues entre ciel et terre. C’était en mai, le pont de l’Ascension, il y avait une sortie avec la bande, un pique-nique, et ils leur avaient faussé compagnie pour rester juste tous les deux. Ils étaient venus s’embrasser, se caresser, s’aimer. Elle pétillait, ils avaient ri, bavardé, parlé de leurs projets, de leur amour. Ils feraient l’amour pour de vrai, jusqu’au bout, bientôt, quand ils pourraient se retrouver à l’abri des murs d’une chambre. À Lille, pendant les vacances d’été, quand elle serait chez sa mère, mais pas ici, où n’importe qui pourrait les surprendre. Le week-end de la Pentecôte, ils ne pourraient pas se voir. Elle serait là, mais comme ce serait la communion de son petit frère Louis, sa belle-mère avait invité toute la famille et elle serait de corvée, forcément. Et lui, pas de chance, il serait à Bruxelles avec ses parents. Mais en juillet, ils seraient ensemble… enfin!
En juillet, il ne l’avait pas vue. Ni en août. Ni depuis… Certes, elle répondait à ses textos, mais sans empressement, comme si… il ne voulait pas y penser! Alors, au milieu des tiges de fer vides et décharnées, il s’est mis à hurler.

A propos de George Baron

J'aime la lecture, la SF et l'Oulipo. J'ai commencé à écrire, et plus j'écris, plus j'ai envie d'écrire. C'est la première fois que je m'inscris à l'atelier de François Bon, et j'espère bien aller jusqu'au bout de cette aventure.

Une réponse à “#histoire #06 | Dans les herbes sèches”

  1. Touchantes ces trois histoires, chacune a sa manière. Et on imagine bien derrière la campagne, la grande maison qui abriterait tout ça
    Merci pour la balade