Il vit sur la falaise, au bord du précipice, là où les ronces bataillent pour maintenir leurs racines dans l’argile glissante, où le paysage se découpe pour se jeter dans l’horizon, le corps de la femme, désarticulée, avec son manteau trempé trop lourd.
Elle vit haut dans le ciel, ronde et pleine, comme posée là par une main invisible, se détachant de la nuit poisseuse, une deuxième lune.
Il vit le grand-père, avec sa moustache bien peignée et ses rides aux coins des yeux burinés par le sel, rire et jeter avec une main calleuse et puissante les cartes sur la table et les amis du grand-père rire également.
Elle vit sur le chemin du retour de l’école, filant sur son vélo avec le crachin dans les yeux, les volets des maisons se fermer un à un.
Il vit sur la falaise où il joue à construire des châteaux de galets, se faisant croire qu’il est encore un gosse, l’eau monter, doucement, repartir, revenir, toujours plus puissante comme si un trou sans fond crachait des jets sous la mer et que l’agitation venait d’en dessous.
Elle vit le vent souffler. On ne peut pas voir le vent, on voit les herbes se courber sous le vent, les corps résister sous le vent, les arbres se battre sous le vent, mais elle vit le vent, grande gifle dansante passer devant elle et dévaler l’île vers les maisons aux volets fermés.
Il vit le grand-père lui courir après dans le couloir de la maison, couloir interminable, avec toutes ces portes et la fenêtre grande ouverte qui fait claquer les portes et la silhouette du grand-père tout rouge qui se rapproche et ses oreilles qui chauffent et la porte d’entrée tout près, tout près.
Elle vit le goéland épuisé sur la place du village, son aile replié sous lui, et les adultes qui le regardent sans réagir et le regard du goéland, si doux, si confiant.
Il vit les arbres se pencher, les cimes des arbres, vertigineuses, se pencher, dans un frémissement, sous la nuit épaisse, dans une danse subtile, comme pour les protéger.
Elle vit son sourire, à qui il manquait une dent et elle a envie de jouer avec lui.
Il vit la silhouette, dans son ciré brun, se diriger vers la falaise et se retourner lui faire un au-revoir timide mais il vit cela difficilement car ses yeux sont embués de larmes.
Elle vit le même petit chemin pour rentrer à la maison ne pas changer et pourtant ne plus être le même. Plus court sous son corps qui grandit, moins impressionnant et pourtant plus long sans le passage des autres.
Il vit le phare envoyer trois signaux dans la nuit, les trois signaux se perdre et le phare s’éteindre soudainement et le sublime de la tempête.