Je suis de retour. J’avais comme oublié l’odeur de mon pays, les terres ont chacune leur odeur, je ne parle pas de celle des corps, ni de l’haleine des passants, je parle de celle l’air, élément principal avec la terre, le ciel, et le soleil de ce décor qui me souffle au visage à ma sortie de l’avion, quand les portes s’ouvrent, et qu’on se retrouve comme sur le bord d’une piscine, debout en haut de l’échelle, prêt à plonger, ici à rencontrer le sol abrupt du tarmac. Je suis de retour, et c’est d’abord cette odeur charnue et pleine, qui m’accueille. Je suis de retour, je ne suis jamais revenue, il ne me restait rien cette odeur, avant qu’elle ne me saute au visage. Cette odeur presque corporelle était peut-être en moi, avait peut-être été annulée par l’odeur de l’autre côté de la frontière, de l’autre côté de la mer. Je ne sais pas depuis quand je ne la porte plus. Elle provient peut-être de la décomposition des corps qu’on enterre, les morts continuent de suinter, ils se désagrègent, ils nourrissent la terre, et la terre exhale et l’air se remplit d’eux, de ce qu’ils ont été, de leur chair indolore. Restera-t-il un peu de Rabi’a dans l’air une fois que nous l’aurons enterrée ? Je ne sais pas pourquoi je reviens. Les vivants s’attendent à ce qu’on revienne pour les aider à enterrer les morts. Ils deviennent nos morts, les nôtres, et nous les portons ensemble, nous les emmenons en procession vers leur dernière demeure, sommes-nous déjà morts dans notre façon d’habiter ? de demeurer ? Ou les morts sont-ils les seuls à demeurer, à habiter la terre ? Je suis revenue, mais mes sœurs n’ont plus besoin de moi. Je suis revenue, mais de quoi ? d’où ? Revient-on réellement quand on part. Nous ne pouvons que partir. Je suis de retour, je ne suis jamais revenue. L’air est humide, encore. L’air est toujours humide, et la brûlure du soleil n’y fait rien. Elle assèche les corps, mais l’air lui reste plein de cette mer, grosse, qui le brasse. J’en avais oublié la texture. Je suis de retour, rani welit. Nostalgie, nostalger. La douleur s’entend, ligaturée dans le nom. Je suis là. Je répète ces mots, je ne sais pas comment m’annoncer. Je suis là. Baya me dira que personne ne m’attendait. Personne ne m’attend plus, personne ne me demande. Cette odeur se dissipe rapidement, elle donne l’impression de se dissiper, c’est simplement qu’on s’habitue, qu’on ne la sent plus à force de la sentir, elle fait partie de nous. Il faut donc être parti, pour revenir et sentir pour quelques secondes l’odeur de chez soi, comme une autre. Est-ce qu’on reconnait l’odeur, peut-on la sentir si on n’y a pas été auparavant ? Je veux dire : y a-t-il des odeurs qu’on ne sent pas si on ne s’entraine pas dès l’enfance, comme les lettres qui viennent du fond de la gorge- ع- ou celles qui naissent d’un léger frémissement de la langue sous les dents – ط -? Y aurait quelque chose de l’odeur du corps de la mère, et de ce qu’on reconnait depuis la naissance. Une femme a dit « je me souviens de notre premier regard avec mon fils, et je sais que lui aussi se souvient ». Je n’ai presque plus de souvenir de ma mère. Son odeur est peut-être une des nuances que je respire ici… Haut-le-cœur… Plus j’approche de l’immeuble qui m’a vu grandir, plus j’approche de la souffrance, du lieu de l’absence, plus j’approche de ma sœur et de ma culpabilité…Legguia… L’immeuble de mon enfance se tient toujours là devant, malgré les secousses de cette terre, il est là, fier avec son allure de paquebot, il est large et déborde de balcons, de terrasses désolées ; l’une d’elles plus imposante que les autres, sortant du flanc de l’immeuble comme une excroissance heureuse, défiant les lignes urbaines. Le silence aussi est nouveau. Les arbres ont dépéri, le vert a disparu du tableau. Le blanc des murs a fané. Gris sur gris. Les fenêtres sont désormais cagées ; autre changement ; c’est ainsi depuis les événements, lui avait dit Baya, c’est plus impressionnant de les voir en vrai. Des cages d’oiseaux à taille humaine pour empêcher qu’on y entre – ou qu’on s’échappe ?- dans l’une d’entre elles, Bahia aperçoit une petite fille accroupie, perchée sur l’un des barreaux, ses bras se balancent au rythme d’une musique sourde – à ses pieds, des débris de mur, de ferraille, des cartons gondolés, des bouts de papier déchiquetés, de la crasse, beaucoup, des sacs éventrés. Un passant plus attentif aurait vu que ces tas de crasse avaient en réalité colonisé tout le quartier.
5 commentaires à propos de “#Histoire #08 | Alger – de ce qu’elle sonne comme douleur”
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« Revient-on réellement quand on part ».
Pas sûr, en tout cas, on revient autre.
Mais l’odeur oui, subsiste.
Rabi’a puis Leggya ? Pas complètement suivi, mais j’étais quand même avec.
Merci !
Merci pour cette lecture ! J’ai relu, il y avait à la fois des coquilles, et surement des passages peu clairs qui résistent. Rabi’a est le prénom d’un des personnages, leggya ou leguia, je ne sais pas comment le transcrire (ni le faire habiter ce texte de totue évidence), le mot pour dire nausée (et reprend haut-le-coeur qui est dit plus haut). Mais si j’ai besoin de le clarifier, c’est que c’est mal ficelé ! Merci donc de me rappeler qu’il faut que j’y revienne !
belle journée
Merci Lamya pour ce beau texte. Il fait sentir. Ressentir. Merci.
merci Lamya pour ces sensations, émotions et la possibilité de se perdre dans ces allers avec ou sans retours,
Quel beau texte. Très ancré dans le lieu. Sais-tu que l’odorat est le seul sens qui ne peut pas être atteint de faux souvenirs ?