#histoire #08 | il faut que je vous raconte ces moments suspendus

Il faut que je vous raconte le moment. Quand le joueur d’orgue qui n’était pas encore un joueur d’orgue, mais un novice, un apprenti, un débutant a franchi le porche de l’église, je l’ai vu hésiter un instant. J’ai entrevu ce court instant, tout juste perceptible, comme s’il savait ce qui devait se passer en pénétrant à l’intérieur de cette église qui n’était alors rien d’autre qu’une église, comme le sont toutes les églises aux yeux du profane qu’il était, vieilles pierres, odeur de bougies et d’encens, froid humide. J’ai perçu l’imperceptible dans le courant d’air qui me portait, grain de poussière en suspension comme cet instant insaisissable. Il faut que je vous raconte ce moment pour que vous m’aidiez à comprendre ce qui, dans ce temps arrêté, a fait basculer l’histoire de cet homme, devenu joueur d’orgue en quelques pas, en quelques secondes, en quelques pensées.

Il faut que je vous raconte cet autre moment. Certains diraient que c’est la marque divine parce que cet instant fait partie de leurs croyances, quand une jeune adolescente est frappée de la foi comme si elle avait reçu la foudre. Une foudre invisible, nourrie par l’orage intérieur qui éclate en pensées. Elle avait tout juste quinze ans et se trouvait devant la porte du funérarium. Elle savait que sa mère se trouvait là, allongée sans vie devant elle à quelques mètres seulement, derrière une simple porte de bois. Elle savait qu’en ouvrant la porte, le tonnerre allait éclater. Je la voyais, je la suivais même dans le courant d’air que son corps en mouvement avait déplacé en marchant jusque là. Puis elle a ouvert la porte et j’ai vu la foudre la frapper. Elle a esquissé un tressaillement, comme si son corps encaissait une décharge électrique. J’ai vu son âme se tremper des larmes qui coulaient en elle. Je l’ai vue s’abriter sous le dôme de la foi et de la religion. Je l’ai vue devenir croyante, il faut que vous m’expliquiez.

Il faut que je vous raconte le temps suspendu. Cette poussière de souffle quand l’homme brassant l’air avec son téléphone portable collé sur l’oreille est devenu ce brin de paille que la tempête a fait danser dans le tourment de ses pensées. Il faut que je vous raconte cette parenthèse de temps si grande que l’instant emplit toute une vie, de cette suspension qu’on appelle vieillesse, transformant une enfant jouant à la marelle en une vieille dame penchée sur le déambulateur qui précède son pas lent. Ou encore cette étincelle qui jaillit dans l’esprit du serveur du Café de la Mairie quand, dans le déséquilibre d’une tasse vide glissant sur son plateau et dans son pied butant sur une chaise, il distingue chaque instant de son envol jusqu’au big bang apothéotique qui ne restera qu’un songe puisque dans un sursaut de survie, il parviendra à se rétablir avant la fin du monde. Il faut que je vous raconte ces fragments de temps et que vous m’expliquiez. 

Que vous m’expliquiez d’où viennent ces bégaiements noués dans le fil des instants tissés. Que vous m’expliquiez ces moments hors du temps qui pèsent sur le plateau d’une bascule invisible pour qu’une vie qui était une devienne autre. Je suis une poussière que le temps emporte et je vois bien qu’il s’amuse parfois en arrêtant sa course, ne plus respirer et fermer les yeux. Je vois bien que l’histoire s’engouffre dans ce vide pour s’en nourrir. L’histoire de chacun et de chacune, conductrice d’autobus, vieil ivrogne invisible, joggeuse du dimanche, apprenti écrivain, dresseuse de son chien, chercheur en couleurs de la vie. Expliquez-moi ça, je suis une poussière.

Photo de Kunj Parekh sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

2 commentaires à propos de “#histoire #08 | il faut que je vous raconte ces moments suspendus”

  1. Merci Perle. J’avoue, comme beaucoup d’entre nous, ne pas avoir de chemin tracé dans cette suite d’écrits, je prends les propositions comme elles viennent sans bien savoir où elles m’emmènent. Les anaphores, les répétitions, sont des rampes auxquelles je me tiens dans cette obscurité.

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