Me voilà enfin
Je n’ai pas prononcé ces mots en descendant du vélo, mais ils ont marché devant moi, plus rapides que mes pensées, que ma respiration. Je les ai sentis me précéder, glisser à travers la grille du cimetière comme un élan ancien dont j’aurais seulement été le préambule. La terre froide, mais pas hostile vibrait d’un monde qui ne m’avait jamais réellement attendue et. je ne savais pas ce que j’étais venue chercher, ni si je marchais vers quelque chose ou si je fuyais encore.
Je tiens le guidon d’une main. La roue prudente, les freins grincent doucement, comme un animal qui hésite à être apprivoisé. Une spirale autour de moi sans que je puisse dire d’où elle vient. Peut-être est-elle dedans, peut-être dehors. Peut-être que, dans les cimetières, il n’y a plus vraiment de frontière entre songe et réalité.
La tombe n’a pas changé ? Ou peut-être ai-je oublié assez longtemps pour que tout me paraisse différent. Sur la pierre verte, les lettres noires sont un peu lavées par les saisons. La phrase — « L’essentiel est invisible pour les yeux » — flotte, comme si elle hésitait à s’adresser à moi. Je tends la main sans la poser, je reste à une distance où le geste pourrait encore être retiré.
Je ne touche rien.
Je ne touche personne.
C’est ainsi que je suis entrée la dernière fois dans la pièce où ils m’attendaient où du moins où ils existaient avant que mon apparition ne dérange.
Ici, au cimetière, c’est pareil : mon silence déplace quelque chose, sans que je sache quoi. Le sol griffé de pissenlits se contient. Les morts ont ce privilège : ils savent, ils ne disent rien. Les vivants cherchent des phrases pour combler ce qui ne se comble pas.
Je respire la lumière, elle me traverse et me fracture en petites images que je porte invisibles ; un monde tente d’écrire sur moi. Je ne sais pas encore ce que je retiens, ni ce que je dois laisser partir ? suspendue entre ce qui a été perdu et ce qui n’a jamais su me reconnaître, je ferme les yeux, et là quelque chose bouge, un souvenir. Je rouvre les yeux, rien n’a changé. La tombe, la phrase, la pierre. Sauf, que je sens dans mes os, que quelqu’un est arrivé avant moi, et qu’il attend que je dise enfin ce que j’ai mis tant de temps à ne pas dire. Je m’accroupis sur le brouillard d’une terre qui garde sa mémoire dans les profondeurs. Je pose la main sur la pierre, sous ma paume, je sens comme un battement, un écho. Je suis revenue, dis-je. Les mots tombent comme des objets lourds dans une pièce vide. Je ne sais pas où ils atterrissent. Peut-être sur ses épaules, peut-être entre nous comme un fil que je ne sais pas réparer.
Puis il y a une voix. Elle surgit exactement là où ma main touche la pierre. Elle vient comme un souvenir trop proche pour n’être qu’un souvenir. – Je sais.
Je ne me retourne pas, je n’ai jamais osé pourtant je n’ai pas peur, de me tenir devant l’abîme, mais il n’est pas celui que je croyais.
— Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ? C’est une phrase sans reproche, mais elle porte ce que j’ai fui. Le temps, la douleur, les questions et la solitude,
— Je ne savais pas, dis-je. Je ne savais plus comment faire
— L’as-tu jamais su répond-il
Je ferme les yeux. J’ai l’impression de redevenir un enfant à qui on demande – Comment te sens-tu ?
Suis-je ici ?
— Pourquoi maintenant ? demande-t-il.
Sincèrement ne sais pas. Je cherche les mots dans un tiroir intérieur où tout est en désordre.
— Parce que tout s’effrite, dis-je. Parce que quand je suis entrée dans cette pièce l’autre jour, avec le violoniste, le chien, la femme aux fleurs… tout s’est figé. Je revenais dans un lieu où je n’avais plus ma place et chacun le savait.
Il attend.
Je sens la tombe respirer par la densité de l’air,
Je dis :
— Je crois que j’avais besoin que quelqu’un me demande encore une fois : Que fais-tu là ?Qui es-tu ?
Il rit doucement. Le rire que j’avais presque oublié, un rire qui ne se moque pas mais dévoile.
— Alors dis-le.
Il ne dit pas : Je t’écoute
Il ne dit pas : Je suis là
Il dit simplement : Alors dis-le. Et le poids du temps tenait dans cette permission.
Je prends une longue respiration.
— J’ai été en colère. Tu es parti trop tôt. Tu m’as laissée avec des phrases incomplètes, des gestes qui ne savaient pas où aller. J’ai grandi par hasard
— J’avais peur de revenir ici. Peur de me demander à nouveau : Suis-je chez moi ? Suis-je étrangère à moi-même ?
Un silence s’étire.
— Et maintenant ? demande-t-il.
Je regarde la phrase sur la pierre « L’essentiel est invisible pour les yeux ».
— Maintenant, je sais que je ne suis pas venue pour trouver quelque chose, mais pour dire ce que je n’ai jamais su prononcer
— Je voulais te dire que je t’en voulais, et que je t’aimais, et que je t’ai attendu dans des endroits où tu ne pouvais plus aller. Je voulais te dire que le monde parfois me traverse sans me reconnaître, que je reste là, comme une enfant dans un vestibule, à écouter sans entendre.
Je touche la pierre
— Je suis revenue pour te dire que je porte encore ton absence comme un objet que je n’ai pas su ranger.
Puis il dit, d’un ton presque tendre
— Je sais
Je souris malgré moi.
— Es-tu prête à entrer ?
Le monde s’est mis en attente de ma réponse.
Je me relève lentement, les mains encore pleines d’un tremblement que je reconnais. Je regarde la tombe. Je regarde la phrase. Je regarde ce qui n’est plus vide.
— Oui, dis-je enfin. Je suis prête.
A ce moment, je comprends que ce n’est pas la porte du cimetière, ni celle de la cuisine invisible de mon enfance, ni même celle de la mort.
C’est la mienne.
Je reprends mon vélo, le guidon m’entraîne, comme un tissu soulevé par le gonflement doux des voiles.
Je pars, en laissant cette phrase enfin dite.
Et pour la première fois depuis longtemps, je n’écoute plus de loin.
Je suis dedans.
Je suis ici.
En cet instant.
Mystérieux, beau, envoutant. Parfait. Bravo Raymonde.
merci Noëlle d’avoir pris le temps de me lire… un sujet qui me tient au corps.
Hâte de lire la suite! et de savoir pourquoi et comment le logement de fonction a brûlé.
erreur de destination… donc ne pas tenir compte du commentaire ci-dessus.
très drôle, je me demandais si j’avais loupé un épisode de mon histoire ;o)) merci
Les vivants cherchent des phrases pour combler ce qui ne se comble pas.
Merci Raymonde pour votre texte si emouvant, suspendu.
Oui et souvent le silence le dit mieux que les mots… merci
Très beau texte Raymonde, émotions du manque et de la colère dit avec tendresse. Merci.
Merci Khedidja pour ce retour…