L’autobus a quitté son arrêt, laissant derrière lui la place Saint-Sulpice. Le serveur du Café de la Mairie ramène son plateau sans rien faire tomber, le dépose sur le comptoir, échange deux mots avec le patron derrière la caisse et sort par la porte du fond pour fumer une cigarette. L’organiste file avec son nuage de notes au-dessus de lui, la joggeuse entre dans une douche, la vieille dame descend péniblement d’un taxi, la femme avec son chien a disparu. L’homme allongé sur le banc est toujours allongé sur le banc. À cet instant, la place Saint-Sulpice ressemble à la place Saint-Sulpice du moment d’avant. On aurait pu le penser, un peu moins de monde, l’ombre des arbres est légèrement différente, même si l’eau qui coule de la fontaine est bien la même qui coulait il y a quelques minutes. Il n’y a plus de petite fille qui joue à la marelle entre terre et ciel, mais il y a une autre jeune fille avec des écouteurs dans les oreilles qui esquisse quelques pas de danse toute seule. On pourrait penser que c’est la même fille quelques années plus tard, mais ce n’est pas le cas, c’est une autre jeune fille, plus âgée et plus grande, et c’est quelques minutes seulement après le moment d’avant. Il n’y a plus de religieux ni de religieuses dispersés sur la place, mais des touristes japonais bien regroupés autour de leur guide qui porte un parapluie orange au-dessus de lui et qui se prennent en photo devant le porche de l’église. Il n’y a plus d’homme qui observe les voitures ou qui remplit d’une écriture fine un carnet pour tenter d’épuiser le lieu comme un fantôme de Georges Perec. Il n’y a pas plus de femme qui essaie de dresser son chien que d’homme qui gesticule avec son téléphone sur l’oreille.
Il en est pourtant un autre qui regarde au-dessus de lui. Il est isolé au milieu de la place, droit comme un piquet, et il regarde au-dessus de lui. L’homme, la trentaine, est vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise à manches courtes et à rayures. Dans le temps qui s’étire en longueur sur cette place Saint-Sulpice, il porte des mocassins en cuir usé et une montre bon marché à son poignet. Un journal plié dépasse de sa poche arrière. On pourrait croire qu’il se fond dans l’image mais il y a ce regard tourné vers le ciel, la tête en arrière. Il est debout avec la tête en extension, il ne regarde pas les clochers de l’église Saint-Sulpice, il n’admire pas la façade. Il fixe le bleu du ciel, on se demande ce qu’il fait dans cette position. Il reste un long moment immobile. Un petit garçon qui tient la main de son père l’aperçoit et se met lui aussi à regarder vers le ciel. Une dame en tailleur bleu marine portant un collier de perles sourit en voyant la scène et regarde à son tour vers le ciel. Sur la terrasse du café que le serveur n’a toujours pas rejoint, un adolescent lève les yeux vers le ciel à son tour. L’homme lève alors un bras et pointe son index en l’air, la tête toujours en arrière. Un touriste japonais lève son appareil photo et regarde à son tour au-dessus de lui dans le viseur. L’homme allongé sur le banc ne bouge pas, indifférent à cette scène. C’est aussi le cas du serveur du bar qui éteint sa cigarette dans l’arrière-cour du café et de la jeune fille avec les écouteurs qui continue de danser sur la place isolée du monde extérieur. Loin de la place Saint-Sulpice, l’organiste descend du bus pour rentrer chez lui.
Un bruit sourd. À cet instant, la place Saint-Sulpice ne ressemble plus à celle du moment d’avant. Ceux qui ont connu la place Saint-Sulpice du moment d’avant diraient que ce n’est plus la même place. La conductrice de l’autobus pense toujours à sa fille restée à la maison, mais elle et son bus sont loin là à cet instant. La joggeuse n’est plus une joggeuse, mais une jeune femme en jean et tee-shirt blanc en train de se coiffer devant la glace d’une salle de bains dans un appartement dont on peut apercevoir la place Saint-Sulpice depuis la fenêtre du salon. Si elle regardait par cette fenêtre vers la place, elle verrait peut-être plusieurs personnes regarder en direction du ciel et elle regardait peut-être à son tour vers l’endroit du ciel que les gens sur la place observent, mais elle n’est pas devant la fenêtre de son salon. L’organiste est maintenant un jeune homme qui mange une tranche de jambon avec un morceau de pain dans une cuisine trop éloignée pour faire partie de cette histoire. C’est ce qu’on pourrait penser.
Dans ce moment d’après qui résonne comme un retour pour ceux du moment d’avant, devant un parterre d’hommes, de femmes et d’enfants dont le seul point commun est de se trouver à cet instant précis sur la place Saint-Sulpice et de regarder en l’air, un corps tombe du ciel et s’écrase.
On crie, on court, on se prend la tête entre les mains, on regarde le corps, la tache de sang sur le parvis de l’église, on regarde le ciel pour comprendre, on regarde autour de soi, puis de nouveau le corps, la tête des autres entre leurs mains, la tache de sang, le ciel l’église le corps le sang le ciel.
Un homme allongé sur un banc lève la tête, une conductrice de bus quitte son arrêt, un organiste essuie la table d’une cuisine.

Le tout début m’a évoqué la chanson de Dutronc le vieux, « il est cinq heures », cela m’a fait entrer dans la lecture par une sorte de jeu, deviner à quelle heure tout cela peut bien se passer… Et c’est riche, les hypothèses viennent et puis tant d’éléments créent peu à peu un autre jeu, d’associations avec ce que je connais ou que j’ai moi-même écrit… Pérec ? Ah oui… une fontaine ? Mais oui !… Saint-Sulpice ? Ah, la rage monte, mais c’est très personnel…
J’adore. Il y a comme une sensation de silence qui s’en dégage. Comme des clichés silencieux juxtaposés, avec des gens dans telle ou telle posture, avec quelques pensées qui apparaissent sur les clichés. Bon , je n’arrive pastrop à en parler, mais je kiffe.
J’aime beaucoup cette description de l’interstice, de l’instant déjà écoulé, comme un slow-motion, la photo d’avant qui resterait imprimée dans celle d’après, en surimpression.
J aime ce texte , il nous emmène dans ce Paris de la place Saint Sulpice, avant , pendant et … la vie passe avec ses personnages typiques comme un bon film, les scénarios se répondent et il y a ce mouvement vers le haut et une attente vers le ciel , une promesse?
et la chute nous terrasse…
Merci Jluc pour ce moment de lecture.