#histoire #09 | Echenoz, rite de passage

La pièce nous contient tous, murs jaunis qui ont trop entendu depuis un an, plafonnier frémissant au rythme irrégulier du soufflet que l’accordéoniste manipule avec discrétion, le violoniste tire d’une seule corde une plainte plus sèche que prévu, l’instrument résiste un peu au rassemblement, et ce mélange flotte entre les chaises serrées, la dame aux fleurs arrange les bouquets. Les regards pesants évaluent notre fidélité, on se sent observé, jugé, nos gestes passés au crible ; et le chien, que l’on caresse machinalement, son attention dirigée vers l’emplacement laissé vide depuis douze mois, est la seule présence loyale, sans commentaire, sans devoir, sans scrupules imposés, on le suit dans son silence, on écoute ce qu’il a à dire sans qu’il ne prononce un mot. La pièce elle-même semble retenir son expiration, consciente qu’aucune décision ne sera prise ici, qu’on ne peut rien modifier de ce qui se déroule depuis une année, on entend ses murs absorber nos hésitations, nos petites ruses, nos désirs de fuite. On s’approche du vélo appuyé contre le buffet, il n’est plus un outil mais un signal, un témoin de notre volonté à continuer, on sait que continuer n’est pas trahir, mais on perçoit aussi les convives, leurs attentes muettes : qu’on reparte dans l’effondrement attendu ; et l’accordéon glisse soudain une note plus vive, on tourne la tête, quelques regards se crispent, le violon, piqué de jalousie peut-être, grince une réprimande sourde qui nous traverse sans nous toucher ; et puis ce besoin de sortir, on ne fuit pas, on part retrouver l’air du large qui ne réclame rien, et le chien nous accompagne, fidèle à l’absent mais veillant sur nous, on avance ensemble, on traverse le seuil, les bouquets derrière nous laissent flotter une odeur surannée, et la pièce nous regarde s’éclipser, soulagée peut-être de ne plus être le théâtre d’une cérémonie dont on ne sait que faire, on enfourche le vélo, la selle légèrement inclinée, la pompe contre le cadre, et la sacoche en cuir contenant une clé plate, un tournevis et un miroir et son bâton de rouge à lèvres, le guidon sous les mains on ajuste l’équilibre, le chien trotte à notre flanc, on s’écoute respirer en rythme, on se dirige vers l’allée qui mène au cimetière, on voit les lanternes usées au verre tremblant sous le passage d’un bus, notre esprit parcourt un terrain qu’on croyait déserté, un couloir intérieur d’images qui ne sont pas celles du défunt mais de notre propre vie en suspens, on pédale lentement, on ne cherche pas un adieu mais un espace pour réorganiser ce qui reste, on accélère un peu, le chien ajuste son allure sans protester, on devine la grille du cimetière, son métal renvoie un éclat bref, on sait que c’est là que tout recommence, on sent encore le poids des regards restés vers l’année écoulée, ce que d’autres auraient voulu qu’on devienne ou demeure, et on avance vers l’entrée on arrive dans un monde où on peut enfin se tenir droit. Ce moment suspend le temps et la peur, et on continue, juste avant ce qui va suivre.

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